Le sommeil, invincible dompteur, le gagne. De sa gorge, du vin jaillit ainsi que des morceaux de chair humaine ; et il rote, l'ivrogne !
J'enfouis alors le pieu sous l'abondante cendre pour le chauffer ; j'encourage de mes propos mes compagnons, afin qu'aucun, de peur, ne défaille. Mais, quand bientôt le pieu d'olivier dans le feu rougeoyant, quoique vert, jette une lueur terrible, m'approchant, je l'en retire. Mes compagnons étaient autour de moi ; un dieu nous insufflait un grand courage. Eux, s'emparant du pieu d'olivier acéré, l'enfoncent dans l'œil. Moi, appuyant dessus de tout mon poids, je le fais tourner [...] ; ainsi, tenant dans l'œil le pieu affûté à la flamme, nous tournons, et le sang coule autour du pieu brûlant. Partout sur la paupière et le sourcil grille la prunelle en feu. [...] Il pousse un rugissement, la roche en retentit, nous nous enfuyons apeurés ; alors, il arrache de l'œil le pieu sanglant, le jette loin de lui de ses mains, affolé, et à grands cris appelle les Cyclopes qui habitaient dans les grottes des alentours, sur les cimes venteuses1.
En entendant ses cris, ils accourent de partout et, debout devant la grotte, lui demandent la cause de sa peine :
« Quel mal t'accable, Polyphème, pour que tu cries ainsi dans la nuit immortelle, et nous empêches de dormir ? Serait-ce qu'on te tue par la ruse ou la force ? »
Du fond de l'antre2, le grand Polyphème s'écrie : « Par ruse, et non par force, amis ! Mais qui me tue ? Personne ! »
Les autres répondent avec ces mots ailés : « Personne ? ... contre toi, pas de force ? ... tout seul ? ... C'est alors quelque mal qui vient du grand Zeus, et nous n'y pouvons rien : invoque Poséidon, notre roi, notre père ! »
À ces mots ils s'en vont et je riais tout bas : c'était mon nom de Personne et mon esprit habile qui l'avaient abusé.
Gémissant, torturé de douleurs, le Cyclope, en tâtonnant des mains, était allé lever le rocher du portail, puis il s'était assis en travers de l'entrée, les deux mains étendues pour nous prendre au passage, si nous voulions sortir dans le flot des moutons [...]. Et voici le projet que je crus le plus sage. Ses béliers étaient là, des mâles bien nourris, à l'épaisse toison. Sans bruit, avec l'osier, qui servait de lit à ce monstre infernal, j'avais fait des liens. J'attache les béliers ensemble, trois par trois : la bête du milieu porterait l'un de mes gens ; les autres marchant à ses côtés, sauveraient mes hommes. [...]
[Ils patientent jusqu'au lendemain où Polyphème sort son troupeau sans se rendre compte de la supercherie. Une fois qu'Ulysse a embarqué avec ses compagnons à bord de leurs navires, celui-ci ne peut s'empêcher de s'écrier :]
« Cyclope, si jamais homme mortel te demande qui t'infligea la honte de te crever l'œil, dis-lui que c'est Ulysse, le pilleur de Troie, le fils de Laerte, qui a sa demeure en Ithaque. »
[Ce à quoi Polyphème répond :] « Exauce-moi, Poséidon, maître de la terre, dieu à la chevelure d'azur. Si je suis vraiment ton fils et si tu prétends être mon père, accorde-moi que jamais il ne revienne en sa maison, cet Ulysse, le pilleur de Troie, le fils de Laerte, qui a sa demeure en Ithaque. »