Étudiant en droit, le narrateur vient de vivre une déception amoureuse avec une jeune Suédoise. Il décide alors de rentrer chez sa mère à Nice afin d'y passer quelques semaines de repos avant son incorporation dans l'armée de l'air.
Ma mère, cependant, m'accueillit d'une manière fort étrange. Certes, je m'attendais à quelques bonnes larmes, à des embrassades sans fin, à des reniflements à la fois émus et satisfaits. Mais pas à ces sanglots, à ces regards désespérés qui ressemblaient à des adieux [...].
Finalement, elle parvint à se calmer et, prenant un air mystérieux, elle me saisit par la main et m'entraîna dans le restaurant vide ; nous nous installâmes à notre table habituelle, dans un coin, et là, elle m'informa sans plus attendre du projet qu'elle avait formé pour moi. C'était très simple : je devais me rendre à Berlin et sauver la France, et incidemment le monde, en assassinant Hitler. Elle avait tout prévu [...].
L'idée de courir immédiatement à Berlin, en troisième classe, bien entendu, pour tuer Hitler en pleine canicule, avec tout ce que cela supposait d'énervement, de fatigue et de préparatifs, ne me souriait guère. J'avais envie de rester un peu au bord de la Méditerranée – je n'ai jamais bien supporté nos séparations. J'aurais préféré de loin aller tuer le Führer à la rentrée d'octobre. Je contemplais sans enthousiasme la nuit d'insomnie sur la banquette dure du compartiment, dans des wagons bondés, sans parler des heures d'ennui qu'il allait falloir passer à bâiller dans les rues de Berlin, en attendant qu'Hitler voulût bien se présenter. Bref, je manquais d'entrain. Mais enfin, il n'était pas question de me dérober. Je fis donc mes préparatifs. [...] Je descendis dans la cave, pris mon revolver, que j'avais laissé dans le coffre familial, et allai m'occuper de mon billet. Je me sentis un peu mieux en apprenant par les journaux qu'Hitler était à Berchtesgaden1, car je préférais respirer l'air des forêts des Alpes bavaroises plutôt que celui d'une ville en pleine chaleur de juillet. Je mis aussi mes manuscrits en ordre : je n'étais pas du tout sûr, malgré l'optimisme de ma mère, que j'allais m'en tirer vivant. J'écrivis quelques lettres, huilai mon parabellum2, et empruntai une veste à un ami plus gros que moi afin de pouvoir dissimuler mon arme plus confortablement. J'étais assez irrité et de fort mauvaise humeur, d'autant plus que l'été était exceptionnellement chaud, la Méditerranée, après des mois de séparation, ne m'avait jamais paru plus désirable, et la plage de la « Grande Bleue » était, comme par hasard, pleine de Suédoises intelligentes et cultivées. Pendant ce temps-là ma mère ne me quitta pas d'une semelle. Son regard de fierté et d'admiration me suivait partout. [...] Enfin, la veille du grand jour, j'allai prendre mon dernier bain à la « Grande Bleue », et regardai ma dernière Suédoise avec émotion. Ce fut à mon retour de la plage que je trouvai ma grande artiste dramatique écroulée dans un fauteuil du salon. À peine me vit-elle que ses lèvres firent une grimace enfantine, elle joignit les mains, et, avant que j'eusse le temps d'esquisser un geste, elle était déjà à genoux, le visage ruisselant de larmes :
– Je t'en supplie, ne le fais pas ! Renonce à ton projet héroïque ! Fais-le pour ta pauvre vieille maman – ils n'ont pas le droit de demander ça à un fils unique ! J'ai tellement lutté pour t'élever, pour faire de toi un homme, et maintenant... Oh, mon Dieu ! [...]
– Mais les billets sont déjà payés, lui dis-je.
Une expression de résolution farouche balaya toute trace de peur et de désespoir de son visage.
– Ils les rembourseront ! proclama-t-elle, en saisissant sa canne.
Je n'avais pas le moindre doute là-dessus.
C'est ainsi que je n'ai pas tué Hitler. Il s'en est fallu de peu, comme on voit.