Ce serait une salle de séjour, longue de sept mètres environ, large
de trois. À gauche, dans une sorte d'alcôve, un gros divan de cuir
noir fatigué serait flanqué de deux bibliothèques en merisier pâle où
des livres s'entasseraient pêle‑mêle. Au‑dessus du divan, un portulan1
occuperait toute la longueur du panneau. Au‑delà de la petite table
basse, sous un tapis de prière en soie, accroché au mur par trois clous
de cuivre à grosses têtes, et qui ferait pendant à2 la tenture de cuir, un
autre divan, perpendiculaire au premier, recouvert de velours brun
clair, conduirait à un petit meuble haut sur pieds, laqué de rouge
sombre, garni de trois étagères qui supporteraient des bibelots : des
agates et des œufs de pierre, des boîtes à priser, des bonbonnières,
des cendriers de jade, une coquille de nacre, une montre de gousset
en argent, un verre taillé, une pyramide de cristal, une miniature
dans un cadre ovale. [...]
La vie, là, serait facile, serait simple. Toutes les obligations, tous les problèmes
qu'implique la vie matérielle trouveraient une solution naturelle. Une femme
de ménage serait là chaque matin. On viendrait livrer, chaque quinzaine, le
vin, l'huile, le sucre. Il y aurait une cuisine vaste et claire, avec des carreaux
bleus armoriés3, trois assiettes de faïence décorées d'arabesques jaunes, à reflets
métalliques, des placards partout, une belle table de bois blanc au centre, des
tabourets, des bancs. Il serait agréable de venir s'y asseoir, chaque matin, après
une douche, à peine habillé. Il y aurait sur la table un gros beurrier de grès, des
pots de marmelade, du miel, des toasts, des pamplemousses coupés en deux. Il
serait tôt. Ce serait le début d'une longue journée de mai. [...]
Leur appartement serait rarement en ordre mais son désordre même serait
son plus grand charme. Ils s'en occuperaient à peine : ils y vivraient. Le confort
ambiant leur semblerait un fait acquis, une donnée initiale, un état de leur
nature. Leur vigilance serait ailleurs : dans le livre qu'ils ouvriraient, dans le texte
qu'ils écriraient, dans le disque qu'ils écouteraient, dans leur dialogue chaque
jour renoué. Ils travailleraient longtemps. Puis ils dîneraient ou sortiraient
dîner ; ils retrouveraient leurs amis ; ils se promèneraient ensemble.
Il leur semblerait parfois qu'une vie entière pourrait harmonieusement
s'écouler entre ces murs couverts de livres, entre ces objets si parfaitement
domestiqués qu'ils auraient fini par les croire de tout temps créés à leur unique
usage, entre ces choses belles et simples, douces, lumineuses. Mais ils ne s'y sentiraient pas enchaînés : certains jours, ils iraient à l'aventure. Nul projet ne leur
serait impossible. Ils ne connaîtraient pas la rancœur, ni l'amertume, ni l'envie.
Car leurs moyens et leurs désirs s'accorderaient en tous points, en tout temps. Ils
appelleraient cet équilibre bonheur et sauraient, par leur liberté, par leur sagesse,
par leur culture, le préserver, le découvrir à chaque instant de leur vie commune.