Léon Delmont s'apprête à quitter sa femme, Henriette. Il pénètre
dans un train pour rejoindre sa maitresse, Cécile. Voici l'incipit
du roman.
Vous avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre, et de votre
épaule droite vous essayez en vain de pousser un peu plus le panneau
coulissant.
Vous vous introduisez par l'étroite ouverture en vous frottant
contre ses bords, puis, votre valise couverte de granuleux cuir sombre
couleur d'épaisse bouteille, votre valise assez petite d'homme habitué
aux longs voyages, vous l'arrachez par sa poignée collante, avec vos
doigts qui se sont échauffés, si peu lourde qu'elle soit, de l'avoir portée
jusqu'ici, vous la soulevez et vous sentez vos muscles et vos tendons
se dessiner non seulement dans vos phalanges, dans votre paume,
votre poignet et votre bras, mais dans votre épaule aussi, dans toute la
moitié du dos et dans vos vertèbres depuis votre cou jusqu'aux reins.
Non, ce n'est pas seulement l'heure, à peine matinale, qui est responsable
de cette faiblesse inhabituelle, c'est déjà l'âge qui cherche à
vous convaincre de sa domination sur votre corps, et pourtant, vous
venez seulement d'atteindre les quarante-cinq ans.
Vos yeux sont mal ouverts, comme voilés de fumée légère, vos paupières sensibles
et mal lubrifiées, vos tempes crispées, à la peau tendue et comme raidie en
plis minces, vos cheveux qui se clairsèment et grisonnent, insensiblement pour
autrui mais non pour vous, pour Henriette et pour Cécile, ni même pour les
enfants désormais, sont un peu hérissés et tout votre corps à l'intérieur de vos habits qui le gênent, le serrent et lui pèsent, est comme baigné, dans son réveil imparfait, d'une eau agitée et gazeuse pleine d'animalcules1 en suspension.
Si vous êtes entré dans ce compartiment, c'est que le coin couloir face à la
marche à votre gauche est libre, cette place même que vous auriez fait demander
par Marnal comme à l'habitude s'il avait été encore temps de retenir, mais non
que vous auriez demandé vous-même par téléphone, car il ne fallait pas que
quelqu'un sût chez Scabelli2 que c'était vers Rome que vous vous échappiez pour
ces quelques jours.
Un homme à votre droite, son visage à la hauteur de votre coude, assis en face
de cette place où vous allez vous installer pour ce voyage, un peu plus jeune que
vous, quarante ans tout au plus, plus grand que vous, pâle, aux cheveux plus gris
que les vôtres, aux yeux clignotant derrière des verres très grossissants, aux mains
longues et agitées, aux ongles rongés et brunis de tabac, aux doigts qui se croisent
et se décroisent nerveusement dans l'impatience du départ, selon toute vraisemblance
le possesseur de cette serviette noire bourrée de dossiers dont vous apercevez
quelques coins colorés qui s'insinuent par une couture défaite, […] cet homme
vous dévisage, agacé par votre immobilité, debout, ses pieds gênés par vos pieds.