Des quartiers dormaient encore, clos de leurs grilles. Les pavillons du
beurre et de la volaille alignaient leurs petites boutiques treillagées1,
allongeaient leurs ruelles d ésertes sous les files des becs de gaz
2. Le pavillon de la marée3 venait d'être ouvert ; des femmes traversaient les rangées de pierres blanches, tachées de l'ombre des paniers et des linges oubliés. Aux gros légumes, aux fleurs et aux fruits, le vacarme allait grandissant. De proche en proche, le réveil gagnait la ville4, du quartier populeux où les choux s'entassent dès quatre heures du matin, au quartier paresseux et riche qui n'accroche des poulardes et des faisans à ses maisons que vers les huit heures.
Mais, dans les grandes rues couvertes, la vie affluait. Le long des trottoirs, aux deux bords, des maraîchers étaient encore là, de petits cultivateurs, venus des environs de Paris, étalant sur des paniers leur récolte de la veille au soir, bottes de légumes, poignées de fruits. Au milieu du va-et-vient incessant de la foule, des voitures entraient sous les voûtes, en ralentissant le trot sonnant de leurs chevaux. Deux de ces voitures, laissées en travers, barraient la rue.
Florent, pour passer, dut s'appuyer contre un des sacs grisâtres, pareils à des sacs de charbon, et dont l'énorme charge faisait plier les essieux5 ; les sacs, mouillés, avaient une odeur fraîche d'algues marines ; un d'eux, crevé par un bout, laissait couler un tas noir de grosses moules. À tous les pas, maintenant, ils6 devaient s'arrêter. La marée arrivait, les camions se succédaient, charriant7 les hautes cages de bois pleines de bourriches8, que les chemins de fer apportent toutes chargées de l'Océan. Et, pour se garer9 des camions de la marée de plus en plus pressés et inquiétants, ils se jetaient sous les roues des camions du beurre, des œufs et des fromages, de grands chariots jaunes, à
quatre chevaux, à lanternes de couleur ; des forts enlevaient les caisses d'œufs, les paniers de fromages et de beurre, qu'ils portaient dans le pavillon de la criée10, où des employés en casquette écrivaient sur des calepins, à la lueur du gaz. Claude était ravi de ce tumulte ; il s'oubliait à11 un effet de lumière, à un groupe de blouses, au déchargement d'une voiture. Enfin, ils se dégagèrent.Comme ils longeaient toujours la grande rue, ils marchèrent dans une odeur exquise qui traînait autour d'eux et semblait les suivre. Ils étaient au milieu du marché des fleurs coupées. Sur le carreau, à droite et à gauche, des femmes assises avaient devant elles des corbeilles carrées, pleines de bottes de roses, de violettes, de dahlias, de marguerites. Les bottes s'assombrissaient, pareilles à des taches de sang, pâlissaient doucement avec des gris argentés d'une grande délicatesse. Près d'une corbeille, une bougie allumée mettait là, sur tout le
noir d'alentour, une chanson aiguë de couleurs, les panachures12 vives des
marguerites, le rouge saignant des dahlias, le bleuissement des violettes, les
chairs vivantes des roses. Et rien n'était plus doux ni plus printanier que les
tendresses de ce parfum rencontrées sur un trottoir, au sortir des souffles
âpres13 de la marée et de la senteur pestilentielle14 des beurres et des fromages.