En fait, c'est dans son incertitude même que réside largement la valeur de la philosophie.
Celui qui ne s'y est pas frotté traverse l'existence comme un prisonnier : prisonnier des préjugés
du sens commun, des croyances de son pays ou de son temps, de convictions qui ont
grandi en lui sans la coopération ni le consentement de la raison. Tout dans le monde lui
paraît aller de soi, tant les choses sont pour lui comme ceci et pas autrement, tant son horizon
est limité ; les objets ordinaires ne le questionnent pas, les possibilités peu familières sont
refusées avec mépris. Mais nous l'avons vu dès le début de ce livre : à peine commençons-nous
à philosopher que même les choses de tous les jours nous mettent sur la piste de problèmes
qui restent finalement sans réponse. Sans doute la philosophie ne nous apprend-elle
pas de façon certaine la vraie solution aux doutes qu'elle fait surgir : mais elle suggère des possibilités nouvelles, elle élargit le champ de la pensée en la libérant de la tyrannie de l'habitude.
Elle amoindrit notre impression de savoir ce que sont les choses ; mais elle augmente
notre connaissance de ce qu'elles pourraient être ; elle détruit le dogmatisme arrogant de ceux
qui n'ont jamais traversé le doute libérateur, et elle maintient vivante notre faculté d'émerveillement
en nous montrant les choses familières sous un jour inattendu. Mais à côté de
cette fonction d'ouverture au possible, la philosophie tire sa valeur – et peut‑être est‑ce là sa
valeur la plus haute – de la grandeur des objets qu'elle contemple, et de la libération à l'égard
de la sphère étroite des buts individuels que cette contemplation induit. […]
Pour résumer cette discussion, s'il faut étudier la philosophie, ce n'est pas pour trouver des
réponses définies à ses questions, car la vérité, ici, nous reste en général inaccessible ; c'est bien plutôt
pour les questions elles‑mêmes , car ces questions élargissent notre conscience du possible, enrichissent
l'imagination intellectuelle, et diminuent cette assurance dogmatique qui ferme l'esprit à
la spéculation ; mais c'est surtout parce que la grandeur du monde que la philosophie contemple
élève l'esprit, qui peut ainsi réaliser cette union avec l'univers qui constitue son souverain bien.