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Philosophie Terminale

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SECTION 1 • Le roseau pensant
Ch. 1
La conscience
Ch. 2
L’inconscient
Ch. 3
Le temps
Ch. 4
La raison
Ch. 5
La vérité
SECTION 2 • Le fils de Prométhée
Ch. 6
La science
Ch. 7
La technique
Ch. 8
L’art
SECTION 3 • L’animal politique
Ch. 10
La nature
Ch. 11
Le langage
Ch. 12
L’État
Ch. 13
Le devoir
SECTION 4 • L’ami de la sagesse
Ch. 14
La justice
Ch. 15
La religion
Ch. 16
La liberté
Ch. 17
Le bonheur
Fiches méthode
Biographies
Annexes
Chapitre 9
Exclusivité numérique

Anthologie complémentaire

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Hume
L'homme, conjonction de la faiblesse et du besoin

Hume part du constat de l'infirmité de l'homme : l'homme est le moins favorisé de la nature, et il peine à satisfaire ses besoins naturels. C'est alors grâce à la société que l'homme peut compenser ces infirmités, notamment par le travail et la division des tâches.

 Il semble, à première vue, que de tous les animaux qui peuplent le globe terrestre, il n'y en ait pas un à l'égard duquel la nature ait usé de plus de cruauté qu'envers l'homme : elle l'a accablé de besoins et de nécessités innombrables et l'a doté de moyens insuffisants pour y subvenir. Chez les autres créatures, ces deux éléments se compensent l'un l'autre. Si nous regardons le lion en tant qu'animal carnivore et vorace, nous aurons tôt fait de découvrir qu'il est très nécessiteux : mais si nous tournons les yeux vers sa constitution et son tempérament, son agilité, son courage, ses armes et sa force, nous trouverons que ses avantages sont proportionnés à ses besoins. Le mouton et le bœuf sont privés de tous ces avantages, mais leurs appétits sont modérés et leur nourriture est d'une prise facile. Il n'y a que chez l'homme que l'on peut observer à son plus haut degré d'achèvement cette conjonction, qui n'est pas naturelle, de la faiblesse et du besoin. Non seulement la nourriture, nécessaire à sa subsistance, disparaît quand il la recherche et l'approche ou, au mieux, requiert son labeur pour être produite, mais il faut qu'il possède vêtements et maison pour se défendre des dommages du climat ; pourtant, à le considérer seulement en lui-même, il n'est pourvu ni d'armes, ni de force, ni d'autres capacités naturelles qui puissent à quelque degré répondre à tant de besoins.

 Ce n'est que par la société qu'il est capable de suppléer à ses déficiences et de s'élever à une égalité avec les autres créatures, voire d'acquérir une supériorité sur elles. Par la société, toutes ses infirmités sont compensées et, bien qu'en un tel état ses besoins se multiplient sans cesse, néanmoins ses capacités s'accroissent toujours plus et le laissent, à tous points de vue, plus satisfait et plus heureux qu'il ne pourrait jamais le devenir dans sa condition sauvage et solitaire. Lorsque chaque individu travaille séparément et seulement pour lui‑même, sa force est trop réduite pour exécuter quelque ouvrage important ; employant son labeur à subvenir à tous ses divers besoins, il n'atteint jamais la perfection dans un savoir‑faire particulier ; et, puisque sa force et sa réussite ne sont pas égales tout le temps, le moindre défaut de l'une des deux doit entraîner inévitablement l'échec et la détresse. La société fournit un remède à ces trois inconvénients. Par la conjonction des forces, notre pouvoir est augmenté. Par la répartition des tâches, notre compétence s'accroît. Et par l'assistance mutuelle, nous sommes moins exposés à la fortune et aux accidents. C'est par ce supplément de force, de compétence et de sécurité que la société devient avantageuse.
David Hume
Traité de la nature humaine, 1739, trad. P. Saltel, © Flammarion, 1993.
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Rousseau
Le travail contraint à l'état civil

Rousseau décrit dans ce texte les conséquences du passage de l'état de nature, l'état de l'homme avant la société, à l'état civil : l'apparition du travail et la mise en place de nouvelles relations entre les hommes.

 Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu'ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique, en un mot tant qu'ils ne s'appliquèrent qu'à des ouvrages qu'un seul pouvait faire, et qu'à des arts qui n'avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu'ils pouvaient l'être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d'un commerce1 indépendant : mais dès l'instant qu'un homme eut besoin du secours d'un autre ; dès qu'on s'aperçut qu'il était utile à un seul d'avoir des provisions pour deux, l'égalité disparut, la propriété s'introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu'il fallut arroser de la sueur des hommes et dans lesquelles on vit bientôt l'esclavage et la misère germer et croître avec les moissons.

 La métallurgie et l'agriculture furent les deux arts dont l'invention produisit cette grande révolution. Pour le poète, c'est l'or et l'argent, mais pour le philosophe ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes et perdu le genre humain ; aussi l'un et l'autre étaient‑ils inconnus aux sauvages de l'Amérique qui pour cela sont toujours demeurés tels ; les autres peuples semblent même être restés barbares tant qu'ils ont pratiqué l'un de ces arts sans l'autre ; et l'une des meilleures raisons peut-être pourquoi l'Europe a été, sinon plus tôt, du moins plus constamment et mieux policée2 que les autres parties du monde, c'est qu'elle est à la fois la plus abondante en fer et la plus fertile en blé.
Jean-Jacques Rousseau
Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, 1755.

Notes de bas de page

1. Le terme de « commerce » ne doit pas être pris ici en un sens économique : ce terme désigne à l'époque les relations sociales en général entre différentes personnes.
2. Adoucir les mœurs par la culture et la civilisation.
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Méda
La double aliénation

Sociologue, Dominique Méda s'intéresse au rôle central que le travail a pris dans nos sociétés. Mais, dans un système capitaliste, le travail peut-il permettre l'émancipation de chacun ?

 Même s'il nous semble que notre monde n'a plus rien à voir avec celui des années cinquante et que les conditions de travail et de vie se sont considérablement améliorées, même si nous avons l'impression que les travaux pénibles et dégradants sont bien moins nombreux qu'auparavant, même si nous pensons que pour de plus en plus de personnes, le travail est une aventure qui leur permet de prouver leur utilité et de se réaliser, ne sommes‑nous pas victimes d'une double illusion, d'une double aliénation ? N'est‑ce pas l'aliénation suprême de penser qu'une activité largement mise au service du développement d'un régime capitaliste [...] qu'une activité subordonnée à la logique capitaliste, enserrée dans des impératifs de gestion, peut permettre aux hommes de s'exprimer pleinement ?
Dominique Méda
Le travail, une valeur en voie de disparition, © Flammarion, 2010.
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Arendt
Le paradoxe de l'automatisation du travail

Hannah Arendt expose dans ce texte un paradoxe de la modernité : d'une part, le travail est devenu une véritable valeur – on ne peut penser une vie sans labeur – d'autre part, les progrès de la technique conduisent à une disparition progressive du travail.

 C'est l'avènement de l'automatisation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines et libérera l'humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l'asservissement à la nécessité. Là, encore, c'est un aspect fondamental de la condition humaine qui est en jeu, mais la révolte, le désir d'être délivré des peines du labeur, ne sont pas modernes, ils sont aussi vieux que l'histoire. Le fait même d'être affranchi du travail n'est pas nouveau non plus ; il comptait jadis parmi les privilèges les plus solidement établis de la minorité. A cet égard, il semblerait que l'on s'est simplement servi du progrès scientifique et technique pour accomplir ce dont toutes les époques avaient rêvé sans jamais pouvoir y parvenir.

 Cela n'est vrai, toutefois, qu'en apparence. L'époque moderne s'accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs. Le souhait se réalise donc, comme dans les contes de fées, au moment où il ne peut que mystifier. C'est une société de travailleurs que l'on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société qui est égalitaire, car c'est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d'aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l'homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et parmi les intellectuels il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu'ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail, c'est‑à‑dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire.
Hannah Arendt
Condition de l'homme moderne, 1958, Éditions Calmann-Lévy,1983.
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Marx
Le royaume de la liberté

Entre le travail et la liberté, il y aura toujours, selon Marx, opposition. Le travail est en effet toujours une nécessité : nécessité de travailler pour pourvoir à ses besoins vitaux. La liberté ne peut alors être conquise qu'en dehors du travail : l'homme, pour être libre, doit se libérer du travail imposé par la nécessité naturelle ou sociale.

 En fait, le royaume de la liberté commence seulement là où l'on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposée de l'extérieur ; il se situe donc, par nature, au‑delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. De même que l'homme primitif doit lutter contre la nature pour pourvoir à ses besoins, se maintenir en vie et se reproduire, l'homme civilisé est forcé, lui aussi, de le faire et de le faire quels que soient la structure de société et le mode de production. Avec son développement s'étend également le domaine de la nécessité naturelle, parce que les besoins augmentent ; mais en même temps s'élargissent les forces productives pour les satisfaire. En ce domaine, la seule liberté possible est que l'homme social, les producteurs associés, règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, qu'ils la contrôlent ensemble au lieu d'être dominés par sa puissance aveugle et qu'ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais cette activité constituera toujours le royaume de la nécessité. C'est au‑delà que commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut s'épanouir qu'en se fondant sur l'autre royaume, sur l'autre base, celle de la nécessité. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail.
Karl Marx
Le Capital, 1867, trad. G. Badia, Éditions sociales, 1974.
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Nietzsche
Le travail, la meilleure des polices

Le travail a pour Nietzsche une fonction policière : il permet de canaliser et de brider l'énergie de l'homme et assure par là la sécurité de la société. L'homme, asservi au travail, ne pense plus, ne se rebelle plus, et se replie sur des intérêts économiques.

 Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière‑pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, on sent aujourd'hui, à la vue du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir –, qu'un tel travail constitue la meilleure des polices, qu'il tient chacun en bride et s'entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l'indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l'on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité : et l'on adore aujourd'hui la sécurité comme la divinité suprême.
Friedrich Nietzsche
Aurore, 1881, trad. J. Hervier, © Éditions Gallimard, 1989.
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Sartre
Le travail, élément libérateur de l'opprimé

Sartre part du constat que l'ouvrier est asservi au travail, puisque ce travail n'est jamais entièrement librement choisi. Mais dans le même temps l'ouvrier, en travaillant, fait l'expérience de la liberté : transformer un objet extérieur à soi, donner une forme à une matière, c'est toujours conquérir une forme de libération. Sartre s'inspire ici, en la remaniant, de la dialectique hégélienne du maître et de l'esclave.

 En fait l'élément libérateur de l'opprimé, c'est le travail. En ce sens c'est le travail qui est d'abord révolutionnaire. Certes il est commandé et prend d'abord figure d'asservissement du travailleur : il n'est pas vraisemblable que celui‑ci, si on le lui eût imposé, eût choisi de faire ce travail dans ces conditions et dans ce laps de temps pour ce salaire. Plus rigoureux que le maître antique, le patron va jusqu'à déterminer à l'avance les gestes et les conduites du travailleur. Il décompose l'acte de l'ouvrier en éléments, lui en ôte certains pour les faire exécuter par d'autres ouvriers, réduit l'activité consciente et synthétique du travailleur à n'être plus qu'une somme de gestes indéfiniment répétés. Ainsi tend-il à ravaler le travailleur à l'état de pure et simple chose en assimilant ses conduites à des propriétés. Madame de Staël en cite, dans la relation du voyage qu'elle fit en Russie au début du XIXe siècle, un exemple frappant : « Sur vingt musiciens (d'un orchestre de serfs russes) chacun fait entendre une seule et même note, toutes les fois qu'elle revient. Ainsi chacun de ces hommes porte le nom de la note qu'il est chargé d'exécuter. On dit en les voyant passer : voilà le sol, le mi ou le ré de M. Narishkine. » Voilà l'individu limité à une propriété constante qui le définit comme le poids atomique ou la température de fusion. Le taylorisme1 moderne ne fait pas autre chose. L'ouvrier devient l'homme d'une seule opération qu'il répète cent fois par jour ; il n'est plus qu'un objet et il serait enfantin ou odieux de raconter à une piqueuse de bottines2 ou à l'ouvrière qui pose les aiguilles sur le cadran de vitesse des automobiles Ford qu'elles conservent, au sein de l'action où elles sont engagées, la liberté intérieure de penser. Mais dans le même temps, le travail offre un amorce de libération concrète, même dans ces cas extrêmes, parce qu'il est d'abord négation de l'ordre contingent et capricieux qui est l'ordre du maître. Au travail, l'opprimé n'a plus le souci de plaire au maître, il échappe au monde de la danse, de la politesse, de la cérémonie, de la psychologie ; il n'a pas à deviner ce qui se passe derrière les yeux du chef, il n'est plus à la merci d'une humeur : son travail, certes, lui est imposé à l'origine et on lui en vole finalement le produit. Mais entre ces deux limites, il lui confère la maîtrise sur les choses ; le travailleur se saisit comme possibilité de faire varier à l'infini la forme d'un objet matériel en agissant sur lui selon certaines règles universelles. En d'autres termes, c'est le déterminisme de la matière qui lui offre la première image de sa liberté.
Jean-Paul Sartre
Situations III, © Éditions Gallimard, 1949.
Notes de bas de page

1. Le taylorisme désigne une certaine organisation scientifique du travail (OST) inventée par Frederick Taylor. Il consiste à diviser le travail en des tâches simples et répétitives, prises en charge par des travailleurs spécialisés, dans le but d'obtenir la meilleure productivité.
2.
Une piqueuse de bottines est une ouvrière qui coud (« pique ») les morceaux de cuir pour confectionner des bottines.
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Platon
La cité du besoin

Dans la République, Platon met en scène un dialogue entre Socrate et Adimante dans lequel il décrit la genèse de la cité imaginée par Socrate. Dans cette cité naissante, les besoins sont nombreux et les hommes doivent s'associer et se spécialiser pour y subvenir, chacun suivant ses compétences propres.

 Nous tous sommes justement tombés d'accord, lorsque nous avons façonné la cité ; nous avons en effet pratiquement reconnu, si tu t'en souviens, qu'il est impossible qu'un seul accomplisse correctement tous les métiers.

 - Tu as raison, dit‑il.

 - Eh bien, repris-je, le combat relié à la guerre ne te semble-t-il pas relever d'un art1 particulier ?

 - Si, bien sûr.

 - Faut‑il donc accorder en quelque sorte plus d'importance à l'art du cordonnier qu'à l'art de la guerre ?

 - Pas du tout.

 - Mais justement, nous avons interdit au cordonnier d'entreprendre en même temps le métier de laboureur, de tisserand, de maçon ; qu'il s'en tienne au métier de cordonnier, afin que le produit de la cordonnerie soit de qualité ; et à chacun des autres artisans, nous avons de la même manière confié un seul métier, celui pour lequel il est naturellement doué et auquel il veut se consacrer durant toute sa vie, à l'exclusion de tous les autres, en profitant de toutes les occasions favorables pour parfaire son métier. Pour en revenir aux métiers de la guerre, n'est‑il pas de la plus haute importance qu'ils soient bien exercés ? Ou alors ces métiers sont‑ils si faciles que n'importe qui parmi les agriculteurs, les cordonniers ou tout autre expert exerçant un métier puisse devenir en même temps un homme de guerre ? Même un joueur de trictrac ou d'osselets ne peut devenir expert, à moins de s'y être consacré depuis l'enfance et non pas en s'y adonnant à temps perdu. Suffit‑il de prendre un bouclier ou tout autre équipement dans l'arsenal des armes de guerre pour devenir le jour même un hoplite2 ou un expert combattant dans quelque autre art militaire en préparation de la guerre, alors que le seul fait de se munir des autres instruments ne fera de personne un artisan ou un athlète, et l'instrument ne sera d'aucune utilité à celui qui ne possède pas le savoir de chaque art, et qui ne s'est pas formé par un entraînement adéquat ?

 - Car autrement, dit‑il, les instruments posséderaient une valeur considérable.

 - Ainsi, repris‑je, plus la fonction des gardiens est importante, plus le temps qu'on y consacre doit excéder celui qu'on consacre aux autres fonctions, et plus elle requiert une expertise et un soin de la plus grande importance.

 - C'est ce que je pense, dit‑il.

 - Ne faut‑il pas aussi pour cette occupation des dispositions naturelles ?

 - Si, bien sûr.
Platon
République, IVe s. av. J.-C., trad. G. Leroux, © Flammarion, 2002.

Notes de bas de page

1. Le terme « art » vient du latin ars et ne doit pas être réduit aux seuls Beaux‑Arts. Ici, l'art doit être pris au sens de « technique ».
2.
Un hoplite est un soldat de la Grèce Antique, fortement armé.
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Lafargue
Pour un droit à la paresse

Journaliste et écrivain socialiste, Paul Lafargue est durant toute sa vie proche du milieu ouvrier. Il épouse en 1868 la deuxième fille de Karl Marx, Laura Marx. Le droit à la paresse, essai engagé pour la réduction du temps de travail, est écrit alors que Paul Lafargue est emprisonné à Paris pour propagande révolutionnaire.

 Et les économistes s'en vont répétant aux ouvriers : travaillez, travaillez pour augmenter la fortune sociale ! […] Et, au nom de la mansuétude chrétienne, un prêtre de l'Église anglicane, le révérend Towsend, psalmodie : travaillez, travaillez nuit et jour ; en travaillant vous faites croître votre misère, et votre misère nous dispense de vous imposer le travail par la force de la loi. L'imposition légale du travail « donne trop de peine, exige trop de violence et fait trop de bruit ; la faim, au contraire, est non seulement une pression paisible, silencieuse, incessante, mais comme le mobile le plus naturel du travail et de l'industrie, elle provoque aussi les efforts les plus puissants. »

 Travaillez, travaillez, prolétaires, pour agrandir la fortune sociale et vos misères individuelles ; travaillez, travaillez, pour que devenant plus pauvres vous ayez plus de raison de travailler et d'être misérables. Telle est la loi inexorable de la production capitaliste.

 Parce que prêtant l'oreille aux fallacieuses paroles des économistes, les prolétaires se sont livrés corps et âme au vice du travail, ils précipitent la société tout entière dans ces crises industrielles de surproduction qui convulsent l'organisme social. Alors, parce qu'il y a pléthore de marchandises et pénurie d'acheteurs, les ateliers se ferment et la faim cingle les populations ouvrières de son fouet aux mille lanières. Les prolétaires abrutis par le dogme du travail, ne comprenant pas que le sur-travail qu'ils se sont infligé pendant le temps de prétendue prospérité est la cause de leur misère présente, au lieu de courir aux greniers à blé et de crier : « Nous avons faim, nous voulons manger !… Vrai, nous n'avons pas un rouge liard1 , mais tout gueux que nous sommes, c'est nous cependant qui avons moissonné le blé et vendangé le raisin… » – Au lieu d'assiéger les magasins de M. Bonnet de Jujurieux l'inventeur des couvents industriels, et de clamer : « M. Bonnet, voici vos ouvrières ovalistes2, moulineuses3, fileuses, tisseuses, elles grelottent sous leurs cotonnades rapetassées à chagriner l'œil d'un Juif et, cependant, ce sont elles qui ont filé et tissé les robes de soie des cocottes de toute la chrétienté. Les pauvresses, travaillant treize heures par jour, n'avaient pas le temps de songer à la toilette, maintenant, elles chôment et peuvent faire du frou‑frou avec les soieries qu'elles ont ouvrées. Dès qu'elles ont perdu leurs dents de lait, elles se sont dévouées à votre fortune et ont vécu dans l'abstinence ; maintenant, elles ont des loisirs et veulent jouir un peu des fruits de leur travail. Allons, M. Bonnet, livrez vos soieries, M. Harmel fournira ses mousselines, M. Pouyer‑Quertier ses calicots, M. Pinet ses bottines pour leurs chers petits pieds froids et humides… Vêtues de pied en cap et fringantes, elles vous feront plaisir à contempler. Allons, pas de tergiversations – vous êtes l'ami de l'humanité, n'est‑ce pas, et chrétien par‑dessus le marché ? – Mettez à la disposition de vos ouvrières la fortune qu'elles vous ont édifiée avec la chair de leur chair. – Vous êtes ami du commerce ? – Facilitez la circulation des marchandises ; voici des consommateurs tout trouvés ; ouvrez-leur des crédits illimités. Vous êtes bien obligé d'en faire à des négociants que vous ne connaissez ni d'Adam ni d'Eve, qui ne vous ont rien donné, même pas un verre d'eau. Vos ouvrières s'acquitteront comme elles le pourront : si, au jour de l'échéance, elles gambettissent et laissent protester leur signature, vous les mettrez en faillite, et si elles n'ont rien à saisir, vous exigerez qu'elles vous paient en prières : elles vous enverront en paradis, mieux que vos sacs noirs, au nez gorgé de tabac. »

 Au lieu de profiter des moments de crise pour une distribution générale des produits et un gaudissement4 universel, les ouvriers, crevant de faim, s'en vont battre de leur tête les portes de l'atelier. Avec des figures hâves, des corps amaigris, des discours piteux, ils assaillent les fabricants : « Bon M. Chagot, doux M. Schneider, donnez‑nous du travail, ce n'est pas la faim, mais la passion du travail qui nous tourmente ! » Et ces misérables, qui ont à peine la force de se tenir debout, vendent douze et quatorze heures de travail deux fois moins cher que lorsqu'ils avaient du pain sur la planche. Et les philanthropes5 de l'industrie de profiter des chômages pour fabriquer à meilleur marché.

 Si les crises industrielles suivent les périodes de surtravail aussi fatalement que la nuit le jour, traînant après elles le chômage forcé et la misère sans issue, elles amènent aussi la banqueroute inexorable. Tant que le fabricant a du crédit, il lâche la bride à la rage du travail, il emprunte et emprunte encore pour fournir la matière première aux ouvriers. Il fait produire, sans réfléchir que le marché s'engorge et que, si ses marchandises n'arrivent pas à la vente, ses billets viendront à l'échéance. Acculé, il va implorer le Juif, il se jette à ses pieds, lui offre son sang, son honneur. « Un petit peu d'or ferait mieux son affaire, répond le Rothschild, vous avez 20 000 paires de bas en magasin, ils valent vingt sous, je les prends à quatre sous. » Les bas obtenus, le Juif les vend six et huit sous et empoche les frétillantes pièces de cent sous qui ne doivent rien à personne : mais le fabricant a reculé pour mieux sauter. Enfin la débâcle arrive et les magasins dégorgent ; on jette alors tant de marchandises par la fenêtre, qu'on ne sait comment elles sont entrées par la porte. C'est par centaines de millions que se chiffre la valeur des marchandises détruites ; au siècle dernier, on les brûlait ou on les jetait à l'eau.

 Mais avant d'aboutir à cette conclusion, les fabricants parcourent le monde en quête de débouchés pour les marchandises qui s'entassent ; ils forcent leur gouvernement à s'annexer des Congo, à s'emparer des Tonkin, à démolir à coups de canon les murailles de la Chine, pour y écouler leurs cotonnades. Aux siècles derniers, c'était un duel à mort entre la France et l'Angleterre, à qui aurait le privilège exclusif de vendre en Amérique et aux Indes. Des milliers d'hommes, jeunes et vigoureux ont rougi de leur sang les mers, pendant les guerres coloniales des XIe, XVIe et XVIIIe siècles. Les capitaux abondent comme les marchandises. Les financiers ne savent plus où les placer ; ils vont alors chez les nations heureuses qui lézardent au soleil en fumant des cigarettes, poser des chemin de fer, ériger des fabriques et importer la malédiction du travail. Et cette exportation de capitaux français se termine un beau matin par des complications diplomatiques : en Égypte, la France, l'Angleterre et l'Allemagne étaient sur le point de se prendre aux cheveux pour savoir quels usuriers seraient payés les premiers ; par des guerres du Mexique où l'on envoie les soldats français faire le métier d'huissier pour recouvrer de mauvaises dettes.

 Ces misères individuelles et sociales, pour grandes et innombrables qu'elles soient, pour éternelles qu'elles paraissent, s'évanouiront comme les hyènes et les chacals à l'approche du lion, quand le Prolétariat dira : « Je le veux. » Mais pour qu'il parvienne à la conscience de sa force, il faut que le Prolétariat foule aux pieds les préjugés de la morale chrétienne, économique, libre-penseuse ; il faut qu'il retourne à ses instincts naturels, qu'il proclame les Droits de la paresse, mille et mille fois plus nobles et plus sacrés que les phtisiques6 Droits de l'homme concoctés par les avocats métaphysiciens7de la révolution bourgeoise ; qu'il se contraigne à ne travailler que trois heures par jour, à fainéanter et bombancer8 le reste de la journée et de la nuit.

  Jusqu'ici ma tâche a été facile, je n'avais qu'à décrire des maux réels bien connus de nous tous, hélas ! Mais convaincre le Prolétariat que la morale qu'on lui a inoculée est perverse, que le travail effréné auquel il s'est livré dès le commencement du siècle est le plus terrible fléau qui jamais ait frappé l'humanité, que le travail ne deviendra un condiment des plaisirs de la paresse, un exercice bienfaisant à l'organisme humain, une passion utile à l'organisme social que lorsqu'il sera sagement réglementé et limité à un maximum de trois heures par jour, est une tâche ardue au‑dessus de mes forces ; seuls des physiologistes9, des hygiénistes10, des économistes communistes pourraient l'entreprendre. Dans les pages qui vont suivre, je me bornerai à démontrer qu'étant donné les moyens de production modernes et leur puissance reproductive illimitée, il faut mater la passion extravagante des ouvriers pour le travail et les obliger à consommer les marchandises qu'ils produisent.
Paul Lafargue
Le droit à la paresse, 1880, Éditions La Découverte, 2010.

Notes de bas de page

1. Être sans argent.
2.
Ouvrière de la soie qui préparait les fils de soie à l'aide d'une ovale, outil utilisé pour tordre la soie.
3.
Ouvrière qui mouline la soie, opération qui consiste à réunir ensemble plusieurs fils de soie.
4.
Gaudir signifie manifester sa joie.
5.
Une personne désintéressée et généreuse. L'expression est ici ironique.
6.
Atteint de phtisie, terme utilisé au XIXe siècle pour désigner la tuberculose pulmonaire.
7.
Ici, « métaphysicien » a un sens péjoratif pour caractériser un raisonnement éloigné de la réalité, trop complexe et confus.
8.
Manger beaucoup, boire, faire la fête.
9.
La physiologie est une partie de la biologie qui étudie les fonctions et les propriétés des organes et des tissus des êtres vivants.
10.
Spécialiste de l'hygiène, qui traite donc de tout ce qu'il convient de faire pour préserver et améliorer la santé.
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Rosa
L'accélération technique du travail est aliénante

Le progrès technique permet d'obtenir de meilleurs rendements et donc devrait libérer du temps pour d'autres tâches. Cependant l'accroissement de la puissance technique s'accompagne d'un accroissement des besoins et donc des tâches, le temps n'est donc pas libéré, mais asservi.

 L'accélération technique peut être définie comme l'accroissement du « rendement » par unité de temps, c'est-à-dire du nombre de kilomètres parcourus par heure, ou du nombre d'octets de données transférés par minute, ou du nombre de voitures produites par jour. Par conséquent, l'accélération technique implique nécessairement une diminution du temps requis pour accomplir des actions et processus quotidiens de production et de reproduction, de communication et de transport, la quantité de tâches et d'actions L'accélération technique devrait donc logiquement impliquer une augmentation du temps libre, qui à son tour ralentirait le rythme de vie ou au moins éliminerait ou réduirait la « famine temporelle ». Puisque l'accélération technique signifie que moins de temps est nécessaire à l'accomplissement d'une tâche donnée, le temps devrait devenir abondant. Si au contraire dans la société moderne le temps devient de plus en plus rare, nous voici en présence d'un paradoxe qui appelle une explication sociologique. Nous pouvons commencer à entrevoir une réponse si nous considérons les conditions requises pour atteindre l'abondance de temps ou la décélération : comme nous l'avons dit plus haut, les ressources en temps nécessaires pour accomplir les tâches de notre vie quotidienne diminuent de façon significative tant que la quantité de ces tâches demeure la même. Mais est-ce qu'elle demeure vraiment la même ? Pensez simplement aux conséquences de l'introduction de la technologie du courrier électronique sur notre budget temps. Il est correct de supposer qu'écrire un courrier électronique est deux fois plus rapide qu'écrire une lettre classique. Considérez ensuite qu'en 1990 vous écriviez et receviez en moyenne dix lettres par journée de travail, dont le traitement vous prenait deux heures. Avec l'introduction de la nouvelle technologie, vous n'avez plus besoin que d'une heure pour votre correspondance quotidienne, si le nombre de messages envoyés et reçus demeure le même. Vous avez donc gagné une heure de « temps libre » que vous pouvez utiliser pour autre chose. Est‑ce que c'est ce qui s'est passé ? Je parie que non. En fait, si le nombre de messages que vous lisez et envoyez a doublé, alors vous avez besoin de la même quantité de temps pour en finir avec votre correspondance quotidienne1. Mais je soupçonne qu'aujourd'hui vous lisez et écrivez quarante, cinquante ou même soixante‑dix messages par jour. Vous avez donc besoin de beaucoup plus de temps pour tout ce qui touche à la communication que vous n'en aviez besoin avant que le Web ne soit inventé. Il se trouve que la même chose s'est produite il y a un siècle avec l'introduction de la voiture, et plus tard avec l'invention de la machine à laver : bien sûr, nous aurions gagné d'importantes ressources de temps libre si nous avions parcouru les mêmes distances qu'auparavant et lavé notre linge à la même fréquence — mais ce n'est pas le cas. Nous parcourons aujourd'hui, en conduisant ou même en avion, des centaines de kilomètres, pour le travail ou pour le plaisir, alors qu'avant nous n'aurions sans doute couvert qu'un cercle de quelques kilomètres dans toute notre vie, et nous changeons maintenant de vêtements tous les jours, alors que nous n'en changions qu'une fois par mois (ou moins) il y a un siècle.
Hartmut Rosa
Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité, 2010, trad. T. Chaumont, Éditions La Découverte, 2012.

Note de bas de page

1. Je laisse ici de côté le fait que ce calcul est fallacieux, bien sûr, car même si l'écriture et l'envoi d'un courrier électronique peuvent prendre moitié moins de temps que l'écriture et l'envoi d'une lettre, réfléchir et choisir le contenu du courrier ne peuvent pas être accélérés de façon aussi importante. Ceci pourrait très bien être une explication centrale du fait que tant de personnes disent être complètement submergées et stressées par le courrier électronique (note de l'auteur).
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Kojève
Le maître et l'esclave

La parabole du maître et de l'esclave de Hegel est ici analysée par Kojève. Elle permet de comprendre que le travail est un facteur de prise de conscience et de libération. Par le travail, l'homme se libère de la nature en lui donnant une forme, en l'humanisant.

Le Maître force l'Esclave à travailler. Et en travaillant, l'Esclave devient maître de la Nature. Or, il n'est devenu l'Esclave du Maître que parce que — au prime abord — il était esclave de la Nature, en se solidarisant avec elle et en se subordonnant à ses lois par l'acceptation de l'instinct de conservation. En devenant par le travail maître de la Nature, l'Esclave se libère donc de sa propre nature, de son propre instinct qui le liait à la Nature et qui faisait de lui l'Esclave du Maître. En libérant l'Esclave de la Nature, le travail le libère donc aussi de lui-même, de sa nature d'Esclave : il le libère du Maître. Dans le Monde naturel, donné, brut, l'Esclave est esclave du Maître. Dans le Monde technique, transformé par son travail, il règne — ou, du moins, régnera un jour — en Maître absolu. Et cette Maîtrise qui naît du travail, de la transformation progressive du Monde donné et de l'homme donné dans ce Monde, sera tout autre chose que la Maîtrise « immédiate » du Maître. L'avenir et l'Histoire appartiennent donc non pas au Maître guerrier, qui ou bien meurt ou bien se maintient indéfiniment dans l'identité avec soi‑même, mais à l'Esclave travailleur. Celui‑ci, en transformant le Monde donné par son travail, transcende le donné et ce qui est déterminé en lui-même par ce donné ; il se dépasse donc, en dépassant aussi le Maître qui est lié au donné qu'il laisse — ne travaillant pas — intact. Si l'angoisse de la mort incarnée pour l'Esclave dans la personne du Maître guerrier est la condition sine qua non du progrès historique, c'est uniquement le travail de l'Esclave qui le réalise et le parfait. […] Le travail transforme le Monde et civilise, éduque l'Homme. L'homme qui veut — ou doit — travailler, doit refouler son instinct qui le pousse à « consommer » immédiatement l'objet « brut ». Et l'Esclave ne peut travailler pour le Maître, c'est‑à‑dire pour un autre que lui, qu'en refoulant ses propres désirs. Il se transcende donc en travaillant ; ou si l'on préfère, il s'éduque, il « cultive », il « sublime » ses instincts en les refoulant. […] Il transforme les choses et se transforme en même temps lui‑même : il forme les choses et le Monde en se transformant, en s'éduquant soi‑même ; et il s'éduque, il se forme, en transformant des choses et le Monde.
Alexandre Kojève
Introduction à la lecture de Hegel, © Éditions Gallimard, 1947.
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Foucault
Le travail est une lutte contre la mort

Le travail, au sens de l'activité globale d'une société, n'a qu'une seule fin : trouver des ressources pour éviter que la civilisation et l'humanité ne s'éteignent.

 Le travail en effet c'est‑à‑dire l'activité économique n'est apparu dans l'histoire du monde que du jour où les hommes se sont trouvés trop nombreux pour pouvoir se nourrir des fruits spontanés de la terre. N'ayant pas de quoi subsister, certains mouraient, et beaucoup d'autres seraient morts s'ils ne s'étaient mis à travailler la terre. Et à mesure que la population se multipliait, de nouvelles franges de la forêt devaient être abattues, défrichées et mises en culture. À chaque instant de son histoire, l'humanité ne travaille plus que sous la menace de la mort : toute population, si elle ne trouve pas de ressources nouvelles, est vouée à s'éteindre ; et inversement, à mesure que les hommes se multiplient, ils entreprennent des travaux plus nombreux, plus lointains, plus difficiles, moins immédiatement féconds. Le surplomb de la mort se faisant plus redoutable dans la proportion où les subsistances nécessaires deviennent plus difficiles d'accès, le travail, inversement, doit croître en intensité et utiliser tous les moyens de se rendre plus prolifique. Ainsi ce qui rend l'économie possible, et nécessaire, c'est une perpétuelle et fondamentale situation de rareté : en face d'une nature qui par elle‑même est inerte et, sauf pour une part minuscule, stérile, l'homme risque sa vie. Ce n'est plus dans les jeux de la représentation que l'économie trouve son principe, mais du côté de cette région périlleuse où la vie s'affronte à la mort.
Michel Foucault
Les mots et les choses, © Éditions Gallimard, 1966.

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