Quelque chose me souleva dans les airs. Quatre énormes têtes, entièrement tatouées, me contemplaient avec insistance. Je perdis connaissance. Lorsque je repris mes esprits, beaucoup plus tard sans doute, ce fut pour constater que tout ce cauchemar avait laissé place au plus beau des rêves. Ici s'étendait le pays des Géants. Ils avaient dû prendre grand soin de moi car toute fatigue m'avait abandonné. Au contraire, j'étais dans un état de bien-être absolu et trouvais presque naturel de côtoyer aussi simplement ces colosses à voix de sirène qui m'avaient accueilli avec tant de bienveillance. Il ne me restait plus qu'à les connaître et les comprendre. Une tâche largement à la hauteur d'Archibald Leopold Ruthmore, tout bien considéré !
Dès le début de notre rencontre, ils prirent soin de moi comme d'un enfant. Je me souviens de nos premiers vrais échanges lors d'interminables veillées nocturnes : des nuits entières, leurs voix s'entremêlaient pour appeler une à une les étoiles. Une mélodie fluide, complexe, répétitive, un tissage merveilleux de notes graves, profondes, orné de variations ténues1, de trilles2 épurés, d'envolées cristallines3. Musique céleste, infiniment subtile, que seule une oreille inattentive aurait pu trouver monotone et qui transportait mon âme bien au-delà des limites de l'entendement4. J'étais, par chance et de longue date, un observateur attentif des mouvements des astres et de la voûte céleste. J'entrepris une sorte de dictionnaire bilingue et assignai5 à chaque constellation la phrase musicale lui correspondant. [...]
Leur origine me plongeait dans des abîmes de perplexité. Étaient-ils les derniers descendants de la lignée des Atlantes6 ? Pourquoi n'avaient-ils pas d'enfants ? Avaient-ils, dans d'autres contrées inaccessibles, quelques parents éloignés ? Je comptais sur la peau de Géol, constellée7 d'étoiles et d'objets célestes, quarante et une apparitions de la comète Halley, ce qui le créditait d'une existence de plus de trois mille ans ! J'identifiai les stries8 régulières ornant leurs poignets comme des successions de périodes de veille et de sommeil. Selon mes calculs, ils dormaient près de deux cents ans pour des périodes de veille de trois ans au maximum. Au printemps, pendant des jours et des jours, je les vis se mesurer en joutes9 courtoises, chacun faisant montre d'adresse,d'agilité, de force et de panache, sous les encouragements chantés du reste de la tribu. Il y avait des lancers de rochers, des concours de saut, de danse ou de lutte. La nuit, ils célébraient joyeusement le cycle des saisons, la course des astres, les mariages sans cesse contrariés de l'eau, de la terre, de l'air et du feu. Ils semblaient parfaitement et immuablement10 heureux. Mais je finis par me lasser de ces chants trop mélodieux, de ces interminables parades, auxquelles je ne pouvais évidemment prendre part. Mon regard se perdait au-delà des cimes éclatantes, cherchant en vain le gris perle des ciels londoniens. Il y avait près de dix mois que j'étais parmi eux...
Éternellement.