Le prince se sentit mieux une fois dehors. Ses ordres
avaient été respectés et il n'avait rencontré personne en
sortant du château. Sa peur restait tenace, toutefois, il décida
de se promener dans les bois, où il se sentirait à son aise.
II faisait plus sombre sous les arbres, dont les branches
épaisses filtraient la lumière et ne révélaient que de petites
portions du ciel de plus en plus noir et constellé d'étoiles.
Le prince avait toujours bien vu dans l'obscurité, mais sa vision
s'était améliorée ces derniers mois. Pour tout dire, il sentait
son instinct se réveiller, comme un animal se préparant à
traquer sa proie.
Oui, il était en train de se mettre en chasse et il aimait cette
sensation. Il avait presque l'impression d'être plus à sa place
ici que dans sa chambre. Au château, il avait parfois du mal à
respirer. [...]
Gaston, armé de son fusil de chasse, approchait. Le prince
n'eut pas le temps de réagir. Des coups de feu retentirent et
il entendit l'écorce de l'arbre éclater sous l'impact des balles.
Son cœur s'emballa.
Une sensation inconnue grandissait en lui. Ce n'était plus
de la peur, mais une force terrible et sombre, qui remplaça son
amitié et alla jusqu'à effacer tout souvenir de Gaston.
Pendant un instant, cette bête oublia son compagnon
d'enfance. Il y avait bien quelque chose dans son esprit,
quelque part, mais c'était insaisissable...
Soudain, il se souvint.
II n'était plus lui-même. Il sombrait dans un profond
océan de ténèbres. Il allait se noyer. Il était en train de
disparaître, remplacé par une entité différente, mais familière
et confortable à la fois.
Il ne voyait plus que Gaston. Rien d'autre n'existait au
monde que le sang de Gaston coulant dans ses veines et
emplissant son cœur. Le son enfla, comme un écho de ses
propres battements cardiaques.
Il voulait son sang. Il s'élança en avant, le renversa et le
cloua au sol sans même s'en rendre compte.
Sa force l'effraya. Bousculer et immobiliser un homme était
si facile. Il allait goûter son sang chaud et salé.
Puis il distingua une lueur de terreur dans les yeux de Gaston
et le reconnut. Il ne l'avait pas
vu éprouver ce sentiment
depuis leur enfance.
Il avait failli tuer son meilleur ami, l'homme qui lui
avait sauvé la vie quand ils
n'étaient que des petits garçons. Il arracha le fusil de
ses mains tremblantes et le
jeta au loin, puis il partit en
courant le plus vite possible,
laissant Gaston s'interroger
sur la terrible bête qui l'avait
attaqué. Le prince ne pouvait
qu'espérer que son vieil ami
ne l'eût pas reconnu.