Je sais qu'on m'accuse d'orgueil1, peut-être de misanthropie2,
peut-être de démence3. Ces accusations (que je punirai le
moment venu) sont ridicules. Il est exact que je ne sors pas
de ma maison ; mais il n'est pas moins exact que les portes de
celle-ci, dont le nombre est infini, sont ouvertes jour et nuit
aux hommes et aussi aux bêtes. Entre qui veut. Il ne trouvera
pas de vains ornements féminins4, ni l'étrange faste5 des palais,
mais la tranquillité et la solitude. Il trouvera aussi une demeure
comme il n'en existe aucune autre sur la surface de la terre.
(Ceux qui prétendent qu'il y en a une semblable en Égypte sont
des menteurs.)
Jusqu'à mes calomniateurs6 reconnaissent qu'il n'y a pas un
seul meuble dans la maison. Selon une autre fable grotesque,
je serais, moi, Astérion, un prisonnier. Dois-je répéter
qu'aucune porte n'est fermée ? Dois-je ajouter qu'il n'y a pas
une seule serrure ? Du reste, il m'est arrivé, au crépuscule,
de sortir dans la rue. Si je suis rentré avant la nuit, c'est à
cause de la peur qu'ont provoquée en moi les visages des gens
de la foule, visages sans relief ni couleur, comme la paume
de la main. Le soleil était déjà couché. Mais le gémissement
abandonné d'un enfant et les supplications stupides de la
multitude7 m'avertirent que j'étais reconnu. Les gens priaient, fuyaient, s'agenouillaient. Certains montaient sur le perron du
temple des Haches. D'autres ramassaient des pierres. L'un des
passants, je crois, se cacha dans la mer. Ce n'est pas pour rien
que ma mère est une reine. Je ne peux pas être confondu avec
le vulgaire8, comme ma modestie le désire.
Je suis unique ; c'est un fait. [...]
Tous les neuf ans, neuf êtres humains pénètrent dans la
maison pour que je les délivre de toute souffrance. J'entends
leurs pas et leurs voix au fond des galeries de pierre, et je
cours joyeusement à leur rencontre. Ils tombent l'un après
l'autre, sans même que mes mains soient tachées de sang.
Décorations dépourvues d'intérêt.
La foule.