– Il était une fois, commença le Directeur, alors que notre Ford1 était encore de ce monde, un petit garçon qui s'appelait Reuben Rabinovitch. Reuben était l'enfant de parents de langue polonaise. – Le Directeur s'interrompit : – Vous savez ce que c'est que le polonais, je suppose ?
– Une langue morte.
– Comme le français et l'allemand, ajouta un autre étudiant, exhibant avec zèle son savoir.
– Et « parent » ?, questionna le [directeur].
Il y eut un silence gêné. Plusieurs des jeunes gens rougirent. Ils n'avaient pas encore appris à reconnaître la ligne de démarcation, importante mais souvent fort ténue2, qui sépare l'ordure de la science pure. L'un d'eux, enfin, eut le courage de lever la main.
– Les êtres humains, autrefois, étaient..., dit-il avec hésitation ; le sang lui affluait aux joues. – Enfin, ils étaient vivipares.
– Très bien. – Le Directeur approuva d'un signe de tête.
– Et quand les bébés étaient décantés3...
– Naissaient, corrigea-t-il.
– Eh bien, alors, c'étaient les parents. C'est-à-dire : pas
les bébés, bien entendu, les autres. – Le pauvre garçon était éperdu de confusion.
– En un mot, résuma le Directeur, les parents étaient le père et la mère. – Cette ordure, qui était en réalité de la science, tomba avec fracas dans le silence gêné de ces jeunes gens qui n'osaient plus se regarder.
[...]
Il revint au petit Reuben, au petit Reuben dans la chambre de qui, un soir, par négligence, son père et sa mère (hum, hum !) avaient, par hasard, laissé en fonctionnement l'appareil de T.S.F.4 (Car il faut se souvenir qu'en ces jours de grossière reproduction vivipare, les enfants étaient toujours élevés par leurs parents, et non dans des Centres de Conditionnement de l'État.)
1. Henry Ford était un industriel américain du début du XX
e siècle. Dans la société future imaginée par Huxley, il fait l'objet d'un culte religieux.
2. Mince.
3. Sortis de leur récipient. Huxley fait ici allusion à la fécondation et au développement d'embryons dans des éprouvettes.
4. Le poste de radio.