Le début du roman nous plonge dans l'intimité d'une famille : une grandmère
entourée des siens.
De leurs lèvres à peine entrouvertes c'est sorti… un murmure, un à peine perceptible chuchotement... – Son menton s'allonge, oui, j'en ai peur, il aura un menton en galoche.. – Ah, comme l'oncle François… et ils se sont tus… Un regard, un signe échangé entre eux a dû les mettre en garde, les inciter à la prudence… Ils l'ont enveloppé de nouveau de silence, ils l'ont coiffé de nouveau du bonnet magique qui lui donne la sensation de ne pas être vu, comme si à la place de son corps, de son visage, il y avait un vide que leurs regards traversent, où rien ne les arrête… rien venant de lui n'atteint, ne trouble la surface calme, opaque de leurs yeux.
« Son »… Ils regardent, ils observent, placés à bonne distance, une forme qu'il ne peut pas voir, où il est enfermé, enserré, circonscrit, délimité, séparé, désigné par ce mot qu'ils appliquent sur lui : son.
De ce qu'ils voient quelque chose s'est détaché, quelque chose de dur, de percutant, un météorite qui a atterri en eux, s'est enfoncé, produisant ce crépitement, ce sifflement… « Son menton s'allonge… Un menton en galoche… »
Sur cette tête dont il est affublé maintenant, sur ce visage qu'il a et qui s'étale, comme leurs visages, sous tous les yeux, ça s'avance, ça s'allonge, un menton auquel le mot « galoche » est venu se coller… galoche, valoche, oche… la terminaison répugnante, molle, vautrée, adhère, leste, pèse, gonfle, étire, tire toujours plus bas, et à l'aide du g… galoche… relève hideusement le bout enflé… Impossible de l'arrêter, de le comprimer, ça pousse, ça va grossir toujours plus fort… un lourd appendice charnu…
Insoutenable, impossible… Ça ne peut pas m'arriver, pas à moi, n'est-ce pas ?
Ce n'est pas vrai… Dis-moi, est-ce vrai, ce que j'ai entendu ? Ils l'ont chuchoté,
et puis ils se sont retenus… – Qu'a-t-il entendu mon petit fou ? Quoi donc,
dis-moi… Il cache son visage dans les plis de sa jupe… – Oh quelque chose
d'horrible… Je serai hideux… […] – Mais où as-tu été chercher ça ? Tu n'as pas
pu l'entendre, tu t'es sûrement fait des idées… Je ne devrais pas te le dire, ce ne
sont pas des choses qu'on dit à un enfant… Mais tu es plutôt joli, mon petit
lapin, je t'assure tout le monde me le dit… Tu as plutôt de beaux traits bien réguliers…
– Réguliers ? Réguliers ? Vraiment ?… Ré-gu-liers… chaque syllabe nette,
brève, légère, aucune plus lourde que
les autres ne peut tirer, traîner… cela
frappe discrètement, juste des petits
coups légers, et s'arrête… Ré-guliers.
Rien de mou, de vautré, de
charnu, de pendant, rien qui enfle,
épaissit… Rien qui dépasse, qui tire
l'oeil, par quoi il puisse être accroché
et amené à s'étaler tout entier,
comme cela arrive aux autres, sous
les yeux. Mais chez lui tout est régulier.
En règle. En ordre. Conforme
aux exigences. Aux lois. Il n'y a rien
à dire. Rien à en dire.