J'ai la gorge serrée et les yeux qui me piquent. Dans la cour je rejoins mon petit coin, près du banc, je m'appuie sur le seul arbre du paysage, c'est comme si c'était le mien, au bout de deux mois plus personne ne tente de venir là, c'est ma place, de loin j'observe les autres, les filles rigolent et se poussent du coude, Léa porte une jupe longue et des bottines à lacets, elle se maquille, elle a des yeux bleus en amande, un sens inouï de la répartie, elle a toujours quelque chose de drôle ou d'intéressant à dire, tous les garçons la regardent, Axelle aussi, même si elle est moins jolie, elle n'a pas peur, ça se voit, elle n'a peur de rien, elles boivent des coups au café en sortant du lycée, elles se téléphonent, s'envoient des SMS, elles vont à des soirées, discutent le soir sur MSN1, elles vont chez H&M le mercredi après-midi. Un jour, juste après la rentrée, elles m'ont invitée à leur anniversaire, j'ai dit merci en regardant mes pieds, j'ai confirmé que je viendrais. J'ai réfléchi pendant une semaine à ce que j'allais mettre, j'avais tout prévu, je m'étais entraînée sur la radio pour danser, j'avais acheté un cadeau pour chacune, et puis le soir est venu. J'ai enfilé mon plus beau jean et le tee-shirt que j'avais acheté chez Pimkie, mes grandes bottes, ma veste noire, je m'étais lavé les cheveux le matin pour qu'ils soient plus soyeux, dans le miroir j'ai observé mon reflet. J'étais toute petite : j'avais des petites jambes, des petites mains, des petits yeux, des petits bras, j'étais une toute petite chose qui ne ressemblait à rien. Je me suis imaginée en train de danser dans le salon, chez Léa Germain, au milieu des autres, j'ai reposé le sac avec les cadeaux, j'ai enlevé ma veste, j'ai allumé la télé. Ma mère était assise sur le canapé, elle m'a regardée faire, j'ai bien vu qu'elle cherchait quelque chose à dire, il aurait suffi de peu, j'en suis sûre, par exemple si elle avait dit tu es très jolie, ou seulement tu es toute mignonne, je crois que j'aurais trouvé la force de sortir, d'appuyer sur le bouton de l'ascenseur et tout. Mais ma mère est restée dans son silence et j'ai regardé la pub avec la fille qui met un déodorant magique et danse au milieu des gens, les flashes crépitent et elle tourne sur elle-même avec une robe à volants, j'avais envie de pleurer.
Le lundi je suis allée m'excuser de ne pas être venue, j'ai inventé un prétexte familial, Axelle m'a dit que j'avais raté la fête de l'année, j'ai baissé les yeux. Depuis ce jour Léa Germain et Axelle Vernoux ne m'ont plus jamais adressé la parole.