Dans ces Mémoires fictifs, Marguerite Yourcenar imagine la longue lettre
que l'empereur Hadrien adresse à Marc, son petit-fils adoptif et successeur,
avant de mourir.
La vérité que j'entends exposer ici n'est pas particulièrement scandaleuse, ou
ne l'est qu'au degré où toute vérité fait scandale. Je ne m'attends pas à ce que
tes dix‑sept ans y comprennent quelque chose. Je tiens pourtant à t'instruire, à
te choquer aussi. Tes précepteurs, que j'ai choisis moi‑même, t'ont donné cette
éducation sévère, surveillée, trop protégée peut‑être, dont j'espère somme toute
un grand bien pour toi‑même et pour l'État. Je t'offre ici comme correctif un
récit dépourvu d'idées préconçues et de principes abstraits, tiré de l'expérience
d'un seul homme qui est moi‑même. J'ignore à quelles conclusions ce récit m'entraînera.
Je compte sur cet examen des faits pour me définir, me juger peut‑être,
ou tout au moins pour me mieux connaître avant de mourir.
Comme tout le monde, je n'ai à mon service que trois moyens d'évaluer
l'existence humaine : l'étude de soi, la plus difficile et la plus dangereuse, mais
aussi la plus féconde des méthodes ; l'observation des hommes, qui s'arrangent
le plus souvent pour nous cacher leurs secrets ou pour nous faire croire qu'ils
en ont ; les livres, avec les erreurs particulières de perspective qui naissent entre
leurs lignes. […]
L'observation directe des hommes est une méthode moins complète encore,
bornée le plus souvent aux constatations assez basses dont se repaît1 la malveillance
humaine. Le rang, la position, tous nos hasards, restreignent le champ de
vision du connaisseur d'hommes : mon esclave a pour m'observer des facilités
complètement différentes de celles que j'ai pour l'observer lui‑même ; elles sont
aussi courtes que les miennes. Le vieil Euphorion2 me présente depuis vingt ans
mon flacon d'huile et mon éponge, mais ma connaissance de lui s'arrête à son
service, et celle qu'il a de moi à mon bain, et toute tentative pour s'informer
davantage fait vite, à l'empereur comme à l'esclave, l'effet d'une indiscrétion.
Presque tout ce que nous savons d'autrui est de seconde main. […]
Quant à l'observation de moi‑même, je m'y oblige, ne fût‑ce que pour entrer
en composition avec cet individu auprès de qui je serai jusqu'au bout forcé de
vivre, mais une familiarité de près de soixante ans comporte encore bien des
chances d'erreur. Au plus profond, ma connaissance de moi‑même est obscure,
intérieure, informulée, secrète comme une complicité. Au plus impersonnel, elle
est aussi glacée que les théories que je puis élaborer sur les nombres : j'emploie ce
que j'ai d'intelligence à voir de loin et de plus haut ma vie, qui devient alors la vie
d'un autre. Mais ces deux procédés de connaissance sont difficiles, et demandent,
l'un une descente en soi, l'autre, une sortie hors de soi‑même.