Le Démon de Racoczi
C'était une simple eau‑forte1 où, sur un fond brouillé, se détachait en noir
exagéré – le Démon aux joues creuses, à la lèvre crispée par une gaieté
féroce, ou peut‑être par quelque affreuse torture.
Mais ce n'était qu'une simple eau‑forte.
Puis le pli entre les sourcils froncés s'accentua.
Il s'accentua, — bien que la chose paraisse incroyable, —
Il se creusa plus profondément,
Figeant une expression d'angoisse farouche, sur cette face au sinistre rictus ;
Les cheveux se hérissèrent à n'en pas douter ;
Et l'archet que tenait la main du Démon eut un frémissement, s'anima,
— en vérité, — et fit rendre à l'instrument un son,
Un son jamais entendu jusqu'alors. —
Et si triste, qu'il semblait fait de tous les sanglots et de tous les glas2.
Et aussi doux que le parfum des tubéreuses3, flottant dans la crépusculaire
clarté des soirs.
[…] Et sous l'archet du Démon s'épanouit alors tout un orchestre ;
S'épanouit alors comme une grande fleur — tout un orchestre.
Les violons traînaient des notes pâmées4, et parfois miaulaient comme des chats.
Les flûtes éclataient de petits rires nerveux.
Les violoncelles chantaient comme des voix humaines.
La valse déchaînait son tournoyant délire.
Rythmée comme par des soupirs d'amour ;
Chuchoteuse comme les flots,
Et aussi mélancolique qu'un adieu ;
Désordonnée, incohérente, avec des éclats de cristal qu'on brise ;
Essoufflée, rugissante comme une tempête ;
Puis alanguie, lassée, s'apaisant dans une lueur de bleu lunaire.
Et par l'archet du Démon évoqués,
Les Souvenirs passaient ;
Cortège muet,
En robes blanches et nimbés5 d'or, les Souvenirs radieux, les bons et purs Souvenirs ;
Sous leurs longs voiles de deuil, les douloureuses Ressouvenances ;
Les ombres des Amours morts passaient couronnées de fleurs desséchées.
L'archet s'arrêta avec un grincement sourd.
Le Démon était toujours devant moi avec son sinistre rictus ;
Mais ce n'était vraiment qu'une simple eau‑forte.
Dans l'air opaque, le ciel pesait comme un remords.
Auréolés,
entourés.