Où est le devoir de la raison quand elle devient res publica, c'est-à-dire chose commune ?
Doit-on un respect inconditionnel à un principe absolu ou la raison doit-elle plutôt invoquer le
sens des responsabilités, qui engage à considérer les conséquences de nos choix ?
Toute activité orientée selon l'éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement
différentes et irréductiblement opposées. Elle peut s'orienter selon l'éthique de
la responsabilité [verantwortungsethisch] ou selon l'éthique de la conviction [gesinnungsethisch].a
Cela ne veut pas dire que l'éthique de conviction est identique à l'absence
de responsabilité et l'éthique de responsabilité à l'absence de conviction. Il n'en est
évidemment pas question. Toutefois il y a une opposition abyssale entre l'attitude de
celui qui agit selon les maximes de l'éthique de conviction – dans un langage religieux
nous dirions : « Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de l'action
il s'en remet à Dieu » –, et l'attitude de celui qui agit selon l'éthique de responsabilité
qui dit : « Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes. » Vous
perdrez votre temps à exposer, de la façon la plus persuasive possible, à un syndicaliste
convaincu de la vérité de l'éthique de conviction, que son action n'aura d'autre effet
que celui d'accroître les chances de la réaction, de retarder l'ascension de sa classe et de
l'asservir davantage, il ne vous croira pas. Lorsque les conséquences d'un acte fait par
pure conviction sont fâcheuses, le partisan de cette éthiqueb n'attribuera pas la responsabilité
à l'agent, mais au monde, à la sottise des hommes ou encore à la volonté de
Dieu qui a créé les hommes ainsi. Au contraire le partisan de l'éthique de responsabilité
comptera justement avec les défaillances communes de l'homme (car, comme le disait
fort justement Fichte, on n'a pas le droit de présupposer la bonté et la perfection de
l'homme) et il estimera ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de
sa propre action pour autant qu'il aura pu les prévoir. Il dira donc : « Ces conséquences
sont imputables à ma propre action. » Le partisan de l'éthique de conviction ne se
sentira « responsable » que de la nécessité de veiller sur la flamme de la pure doctrine
afin qu'elle ne s'éteigne pas, par exemple sur la flamme qui anime la protestation contre
l'injustice sociale. Ses actes qui ne peuvent et ne doivent avoir qu'une valeur exemplaire
mais qui, considérés du point de vue du but éventuel, sont totalement irrationnels, ne
peuvent avoir que cette seule fin : ranimer perpétuellement la flamme de sa conviction.
Mais cette analyse n'épuise pas encore le sujet. Il n'existe aucune éthique au
monde qui puisse négliger ceci : pour atteindre des fins « bonnes », nous sommes
la plupart du temps obligés de compter avec, d'une part des moyens moralement
malhonnêtes ou pour le moins dangereux, et d'autre part la possibilité ou encore
l'éventualité de conséquences fâcheuses. Aucune éthique au monde ne peut nous
dire non plus à quel moment et dans quelle mesure une fin moralement bonne
justifie les moyens et les conséquences moralement dangereuses.c
Je me sens bouleversé, très profondément par l'attitude d'un homme mûr – qu'il soit jeune ou vieux – qui se sent réellement et de toute son âme responsable
des conséquences de ses actes et qui, pratiquant l'éthique de responsabilité, en
vient à un certain moment à déclarer : « Je ne puis faire autrement. Je m'arrête
là ! » […] On le voit maintenant : l'éthique de la conviction et l'éthique de la
responsabilité ne sont pas contradictoires, mais elles se complètent l'une l'autre
et constituent ensemble l'homme authentiqued, c'est-à-dire un homme qui peut
prétendre à la « vocation politique ».
Aide à la lecture
a. L'éthique de conviction suit la
conception du devoir selon Kant,
pour qui nous agissons moralement
si la volonté se détermine par respect
de principes universels établis par la
raison en elle-même.
L'éthique de responsabilité, conséquentialiste,
soutient qu'il faut agir
en fonction des effets prévisibles
que la pensée peut raisonnablement
accepter.
b. Face à une décision politique engageant
des choix éthiques, un homme
devra choisir entre l'une ou l'autre de
ces positions.
c. À l'échelle d'une décision particulière,
la raison ne peut articuler précisément
et sûrement entre eux buts
et moyens, actions et conséquences,
ni dire si l'articulation suffit à légitimer
tel ou tel choix.
d. Une éthique peut être revendiquée
et trouver néanmoins sa limite, en
prenant en compte l'autre éthique.
Cette complémentarité des éthiques
est la force authentique de l'homme
qui entend agir pour le bien de tous.