Répondre à la misère
Alors que j'écris ceci, en novembre 1971, des gens
meurent dans l'est du Bengale du manque de nourriture,
d'abri, et de soins médicaux. La souffrance et la
mort qui arrivent là‑bas maintenant ne sont pas inévitables,
dans aucun sens fataliste du terme. La pauvreté
constante, un cyclone, et une guerre civile ont
condamné neuf millions de gens à être des réfugiés
sans ressources ; néanmoins, il n'est pas hors des capacités
des nations plus riches de porter suffisamment
assistance pour réduire de beaucoup les souffrances à
venir. Les décisions et les actions des êtres humains
peuvent empêcher ce genre de souffrance. Malheureusement,
les êtres humains n'ont pas pris les décisions
nécessaires. Au niveau individuel, les gens n'ont pas, à
quelques rares exceptions, répondu à la situation d'une
façon significative. […]
Mon prochain point est le suivant : s'il est en notre
pouvoir d'éviter que des choses mauvaises arrivent, sans
pour cela sacrifier quoi que ce soit d'importance morale
comparable, nous devons, moralement, le faire. Par
« sans pour cela sacrifier quoi que ce soit d'importance
morale comparable », j'entends sans provoquer rien
d'autre dont le mal soit comparable, ou faire quelque
chose d'intrinsèquement mal, ou échouer à promouvoir
un bien moral, comparable dans sa signification à
la chose mauvaise que nous pouvons éviter. Ce principe
semble presque aussi incontestable que le précédent.
Il nous demande seulement d'empêcher ce qui est mauvais,
et de promouvoir ce qui est bien, et il ne nous le
demande que quand nous pouvons le faire sans avoir à
sacrifier quoi que ce soit qui, d'un point de vue moral,
est d'une importance comparable. Je pourrais même,
dans l'optique de l'application de mon argument à
l'urgence du Bengale, reformuler ce point de la façon
suivante : s'il est en notre pouvoir d'empêcher que
quelque chose de très mauvais n'arrive, sans pour cela
sacrifier quoi que ce soit de moralement significatif,
nous devons, moralement, le faire. Une application de
ce principe pourrait être la suivante : si je marche à côté
d'un étang peu profond et que je vois un enfant qui s'y
noie, je dois entrer dans l'eau et en sortir l'enfant. Cela
voudra dire salir mes vêtements, mais c'est insignifiant,
alors que la mort d'un enfant serait sans aucun doute
une très mauvaise chose.
L'apparence consensuelle du principe énoncé est trompeuse.
Si l'on agissait comme décrit ci‑dessus, même
dans sa seconde formulation, nos vies, nos sociétés,
et notre monde seraient fondamentalement changés.
Premièrement parce que le principe ne tient pas
compte de la proximité ou de la distance. Cela ne fait
aucune différence morale, que la personne que je peux
aider soit l'enfant du voisin qui vit à dix mètres de chez
moi, ou un Bengali dont je ne connaîtrais peut‑être
jamais le nom. Deuxièmement, le principe ne fait pas
de distinction entre les cas où je suis la seule personne
à pouvoir faire quelque chose, et les cas où je suis juste
un parmi des millions dans la même situation.