[...] Le monde contemporain est-il aussi simple que nous le dépeint Huntington ?
[...] L'élément dont la fragilité saute d'abord aux yeux, ce sont les « civilisations » elles‑mêmes. Employant le mot au pluriel, Huntington lui donne le sens de « grandes cultures », dans l'espace et/ou dans le temps. Cependant, rien qu'à lire l'énumération des huits candidats, on voit qu'on glisse d'un critère à l'autre : tantôt c'est la religion qui décide, tantôt la langue, tantôt la géographie. Résultat, ces civilisations ne forment pas un système cohérent : certaines correspondent à un grand pays, d'autres rassemblent des populations extrêmement hétérogènes. Le dénominateur commun de plus d'un milliard de musulmans, par exemple, à savoir le même livre saint, ne paraît pas suffisant pour assurer l'unité de cette « civilisation » qui s'étend de l'Indonésie au Sénégal. L'islam lui‑même n'a pas été interprété de la même manière tout au long des siècles de son existence [...]. Non seulement les cultures vivantes sont en constante transformation, mais chaque individu est porteur de cultures multiples. [...] À force de se côtoyer, celles‑ci se sont influencées mutuellement, se sont emprunté des éléments et ont produit des formes hybrides [...]. Le christianisme qui prospère en Europe est une importation du Moyen‑Orient, tout comme le bouddhisme, né en Inde, marquera surtout les pays de la péninsule indochinoise, la Chine, le Japon. [...]
De nombreux autres commentateurs ont emboîté le pas à Huntington et annoncé que l'islam était entré en guerre contre l'Occident. [...] L'idée d'une guerre globale entre l'islam et l'Occident impie cadre bien avec les déclarations des chefs jihadistes eux‑mêmes, qui s'en servent pour recruter de nouveaux adhérents. [...] La théorie du choc des civilisations est adoptée par tous ceux qui ont intérêt à traduire la complexité du monde en termes d'affrontement entre entités simples et homogènes [...]. Lorsqu'on examine, non les discours de propagande, mais le témoignage des combattants [jihadistes] eux‑mêmes, la religion ne vient pas en première place. [...] Ils évoquent leurs sympathies pour la population réduite à la misère, victime de l'arbitraire des classes dirigeantes vivant dans le luxe et la corruption, et qui ne se maintiendraient au pouvoir que grâce au soutien du gouvernement américain (ainsi au Pakistan, en Arabie Saoudite, en Égypte). [...] Les guerres [...] ont, on l'a dit, des raisons politiques, sociales, économiques, démographiques. On n'a pas besoin d'évoquer l'islam ou le choc des civilisations pour expliquer pourquoi des Afghans ou des Irakiens résistent aux forces militaires occidentales occupant leur territoire.