Appelez-moi Ishmaël. Il y a quelques années (le nombre exact importe peu), alors que mon porte-monnaie était vide ou presque, et que rien de particulier ne me retenait sur la terre ferme, j'ai eu l'idée de naviguer un peu pour voir la partie maritime du monde. C'est une méthode à moi pour chasser le vague à l'âme et purger le sang. Quand je sens que la tristesse tire le coin de mes lèvres vers le bas, quand dans mon âme il bruine comme en novembre, quand je me surprends à m'arrêter devant les pompes funèbres et à emboiter le pas à tous les enterrements que je croise, et surtout quand ma déprime prend tellement le dessus que je dois me retenir de descendre dans la rue pour envoyer valser un à un les chapeaux de tous les passants, alors je comprends qu'il est grand temps de partir sur un bateau. Oui, je prends la mer, plutôt qu'une balle et un pistolet. Caton1 se jette sur son épée dans un grand geste philosophique ; moi je me contente d'embarquer tranquillement. Cela n'a rien de surprenant. Presque tous les hommes, à leur manière, ont à un moment de leur vie la même soif d'Océan que moi. Si seulement ils en étaient conscients. [...]
Sans aucun doute, mon départ pour la pêche à la baleine faisait partie du Grand Spectacle du monde, écrit par la Providence il y a fort longtemps. […]
L'une des raisons principales [qui me poussa à accepter ce rôle dans la grande comédie humaine], c'est l'image impressionnante de la grande baleine. Un monstre aussi menaçant et mystérieux, cela attisait ma curiosité. Et puis les mers sauvages et lointaines où il roule sa masse, grosse comme une ile, et les dangers sans nom qu'il représente et auxquels on ne peut échapper : tout cela, ainsi que les mille trésors qui émerveilleraient mes yeux et mes oreilles en Patagonie, m'incita à réaliser mon vœu. Pour d'autres, ces choses n'auraient peut-être pas eu le même attrait. Mais moi, je suis irrémédiablement attiré par le lointain. J'adore naviguer sur des mers interdites et poser le pied sur des côtes barbares. [...]
Pour toutes ces raisons donc, la chasse à la baleine était la bienvenue. Les grandes écluses du monde des merveilles s'ouvraient en grand et, dans les mirages qui m'incitaient à suivre mon désir, il y avait des cortèges interminables de baleines qui flottaient deux par deux jusqu'au plus profond de mon âme, escortant un grand fantôme blanc, pareil à une colline enneigée dans le ciel.
Homme politique romain qui s'est suicidé avec son épée.