Vous tous, les vigies, vous m'avez plus d'une fois entendu donner des ordres au sujet d'une baleine blanche. Bon ! Cette pièce d'or espagnole, là, vous la voyez ? lança-t-il en montrant bien haut une grande pièce d'or qui brillait au soleil. C'est une pièce de seize dollars, les gars. Vous la voyez bien ? Monsieur Starbuck, passez-moi le grand marteau, là-bas. […]
Prenant le marteau des mains de Starbuck, il s'avança vers le grand mât, brandissant le marteau dans une main, la pièce d'or dans l'autre, et il s'écria d'une voix forte :
– Celui d'entre vous qui me lèvera une baleine à tête blanche, au front ridé et à la mâchoire de travers, celui d'entre vous qui me lèvera cette baleine à tête blanche, qui a trois trous dans la nageoire de sa queue, à tribord1, vous voyez, eh bien mes petits gars, celui d'entre vous qui me lèvera cette baleine blanche, il aura la pièce d'or. […] Oui, Queequeg, il y a dans son corps des harpons tout tordus, vrillés. Oui, Daggoo, son jet est énorme, large comme une meule de blé, et blanc comme un tas de notre laine de Nantucket après la grande tonte annuelle. Oui, Tashtego, quand elle bat de la queue, on dirait un foc2 déchiré dans la tempête. Enfer et damnation, les gars ! C'est Moby Dick que vous avez vue ! Moby Dick… Moby Dick !
– Capitaine Achab, dit Starbuck – de même que Stubb et Flask, il avait regardé son supérieur avec une surprise de plus en plus grande, jusqu'à ce que tout finisse par s'éclairer. Capitaine Achab, j'ai entendu parler de Moby Dick… C'est pas Moby Dick qui vous a pris votre jambe ?
– Qui t'a dit ça ? s'écria Achab, puis il se tut un instant. Oui, Starbuck, oui mes braves qui êtes là autour de moi, c'est Moby Dick qui m'a démâté3, c'est Moby Dick qui m'a laissé ce moignon mort sur lequel je m'appuie désormais. Oui, oui, hurla-t-il avec un sanglot bruyant, bestial, terrible, le sanglot d'un élan frappé au cœur. Oui, c'est cette maudite baleine blanche qui m'a rasé, qui a fait de moi pour l'éternité un pauvre empoté avec une jambe de bois !
Puis levant les bras au ciel, il hurla des malédictions interminables :
– Oui, oui ! Je la pourchasserai au-delà du cap de Bonne Espérance, au-delà du cap Horn, au-delà du Maëlstrom de Norvège, au-delà des flammes de l'enfer, avant de renoncer. Et c'est pour ça que vous avez embarqué, les gars ! Pour chasser cette baleine blanche des deux côtés de l'Amérique et sur toute la surface du globe, jusqu'à ce qu'elle crache du sang noir et qu'elle roule sur le flanc. […] Mais pourquoi cette tête de six pieds de long, Monsieur Starbuck ? Vous ne voulez pas chasser la baleine blanche ? Vous ne vous sentez pas à la hauteur pour Moby Dick ?
– Je n'ai pas peur de ses mâchoires de travers, ni des mâchoires de la mort, capitaine Achab, si elles se présentent simplement au cours du travail que nous avons à faire. Mais je suis venu ici pour chasser des baleines, pas pour venger mon commandant.