Enfin, l'ancre levée et les voiles hissées, nous partîmes, glissant sur l'eau. C'était Noël, il faisait froid et les journées, dans le Nord, étaient courtes. Tandis que la nuit se mêlait au jour, nous nous trouvions presque en plein océan hivernal et les embruns1 gelés nous enserraient dans la glace comme dans une armure étincelante. Les longues rangées de dents qui avaient poussé sur le bastingage2 luisaient au clair de lune et, comme les défenses d'ivoire d'un gigantesque éléphant, d'immenses glaçons recourbés étaient suspendus à la proue3.
En tant que pilote, le maigre Bildad était chef du premier quart et de temps à autre, quand le vieux navire plongeait profondément dans les eaux vertes et qu'il se recouvrait d'écume4 frissonnante, quand les vents hurlaient et que les cordages sifflaient, on l'entendait chanter d'une voix ferme […]. Malgré cette nuit d'hiver glaciale dans l'Atlantique déchainé, malgré mes pieds mouillés et ma veste trempée, il y avait pourtant, me semblait-il alors, de nombreux ports accueillants qui m'attendaient, des prairies et des clairières si pures que l'herbe du printemps demeurait verte et intacte jusqu'au cœur de l'été.
Parvenus en pleine mer, nous n'avions plus besoin de pilote. Le solide bateau à voiles qui nous avait conduits jusque-là vint se ranger à côté de nous.
Il était curieux et touchant de voir combien Peleg et Bildad étaient émus par ce moment particulier, surtout le capitaine Bildad. Il avait du mal à partir, beaucoup de mal à laisser pour de bon un bateau en route pour un si long et périlleux voyage, au-delà des deux caps tempétueux […], un bateau qui avait pour capitaine un ancien compagnon de bord, un homme presque aussi vieux que lui et qui, une fois encore, partait affronter ces mâchoires terribles et impitoyables. Il avait du mal à dire au revoir à ce qui, pour lui, débordait d'intérêt. Le pauvre vieux Bildad s'attarda longtemps, arpenta le pont avec anxiété, courut jusqu'à la cabine pour y dire un dernier mot d'adieu, retourna sur le pont et regarda en direction du vent, regarda l'océan vaste et infini, borné seulement par les continents de l'Est, lointains et invisibles, regarda vers la côte, regarda vers le ciel, regarda à droite et à gauche, regarda partout et nulle part. […]
Quant à Peleg, il prenait la chose avec plus de philosophie, mais malgré toute sa sagesse, on vit une larme briller dans son œil quand la lanterne s'approcha un peu trop près. Lui aussi courut de la cabine au pont, dit un mot en bas, puis un mot à Starbuck, le second5.
Enfin, après un dernier regard autour de lui, il se tourna vers son camarade :
– Capitaine Bildad, vieux compagnon, allez, faut qu'on parte. […] Adieu et bonne chance à tous. Et dans trois ans jour pour jour un souper bien chaud fumera pour vous dans le vieux Nantucket. Hourra, et en route !