Ayant lu trop de romans de chevalerie, un gentilhomme espagnol perd
la raison. Il prend le nom de Don Quichotte et décide, tel un chevalier
errant, de parcourir l'Espagne pour venir au secours des opprimés. Il
est accompagné d'un paysan naïf, Sancho Panza, qui lui sert d'écuyer.
Tout cela fait et accompli, et ne prenant congé, ni Panza de sa femme
et de ses enfants, ni don Quichotte de sa gouvernante et de sa nièce, un
beau soir ils sortirent du pays, sans être vus de personne, et ils cheminèrent si bien toute la nuit, qu'au point du jour ils se tinrent pour certains
de n'être plus attrapés, quand même on se mettrait à leurs trousses.
Sancho Panza s'en allait sur son âne, comme un patriarche1, avec son bissac2, son outre3
et, de plus, une grande envie de se voir déjà gouverneur
de l'île que son maître lui avait promise. [...]
En ce moment, ils découvrirent trente ou quarante moulins à vent
qu'il y a dans cette plaine, et, dès que don Quichotte les vit, il dit à son
écuyer :
« La fortune conduit nos affaires mieux que ne pourrait y réussir notre
désir même. Regarde, ami Sancho, voilà devant nous au moins trente
démesurés géants, auxquels je pense livrer bataille et ôter la vie à tous
tant qu'ils sont. [...]
– Quels géants ? demanda Sancho Panza.
– Ceux que tu vois là‑bas, lui répondit son maître, avec leurs grands bras, car
il y en a qui les ont de presque deux lieues4 de long.
– Prenez donc garde, répliqua Sancho ; ce que nous voyons là‑bas ne sont
pas des géants, mais des moulins à vent, et ce qui paraît leurs bras, ce sont leurs
ailes, qui, tournées par le vent, font tourner à leur tour la meule du moulin.
– On voit bien, répondit don Quichotte, que tu n'es pas expert en fait
d'aventures : ce sont des géants, te dis‑je ; si tu as peur, ôte‑toi de là, et va te
mettre en oraison5 pendant que je leur livrerai une inégale et terrible bataille. »
En parlant ainsi, il donna de l'éperon à son cheval Rossinante [...].
Un peu de vent s'étant alors levé, les grandes ailes commencèrent à se mouvoir ; ce que voyant don Quichotte, il s'écria :
« Quand même vous remueriez plus de bras que le géant Briarée6, vous allez me le payer. »
En disant ces mots, il se recommande du profond de son cœur à sa dame
Dulcinée7, la priant de le secourir en un tel péril puis, bien couvert de son écu,
et la lance en arrêt, il se précipite, au plus grand galop de Rossinante, contre le
premier moulin qui se trouvait devant lui ; mais, au moment où il perçait l'aile
d'un grand coup de lance, le vent la chasse avec tant de furie qu'elle met la lance
en pièces, et qu'elle emporte après elle le cheval et le chevalier, qui s'en alla rouler
sur la poussière en fort mauvais état.
Sancho Panza accourut à son secours de tout le trot de son âne [...].