Le Feu - Henri Barbusse
On est prêt. Les hommes se rangent, toujours en silence, avec leur couverture en sautoir1, la jugulaire du casque au menton, appuyés sur leurs fusils. Je regarde leurs faces crispées, pâlies, profondes.
Ce ne sont pas des soldats : ce sont des hommes. Ce ne
sont pas des aventuriers, des guerriers, faits pour la boucherie
humaine – bouchers ou bétail. Ce sont des laboureurs
et des ouvriers qu'on reconnaît dans leurs uniformes.
Ce sont des civils déracinés. Ils sont prêts. Ils attendent le
signal de la mort et du meurtre ; mais on voit, en contemplant
leurs figures entre les rayons verticaux des baïonnettes,
que ce sont simplement des hommes.
Chacun sait qu'il va apporter sa tête, sa poitrine, son
ventre, son corps tout entier, tout nu, aux fusils braqués
d'avance, aux obus, aux grenades accumulées et prêtes, et
surtout à la méthodique et presque infaillible mitrailleuse
– à tout ce qui attend et se tait effroyablement là-bas –
avant de trouver les autres soldats qu'il faudra tuer. Ils ne
sont pas insouciants de leur vie comme des bandits, aveuglés
de colère comme des sauvages. Malgré la propagande dont on les travaille, ils ne sont pas excités. Ils sont au-dessus de tout emportement instinctif. Ils ne sont pas ivres, ni matériellement, ni moralement. C'est en pleine conscience, comme en pleine force et en pleine santé, qu'ils se massent là pour se jeter une fois de plus dans cette espèce de rôle de fou imposé à tout homme par la folie du genre humain. On voit ce qu'il y a de songe et de peur, et d'adieu dans leur silence, leur immobilité, dans le masque de calme qui leur étreint surhumainement le visage.
Ce ne sont pas le genre de héros qu'on croit, mais leur sacrifice a plus de valeur que ceux qui ne les ont pas vus ne seront jamais capables de le comprendre.
Ils attendent. L'attente s'allonge, s'éternise. De temps en temps, l'un ou l'autre, dans la rangée, tressaille un peu lorsqu'une balle, tirée d'en face, frôlant le talus d'avant qui nous protège, vient s'enfoncer dans la chair flasque du talus d'arrière.
La fin du jour répand une sombre lumière grandiose sur cette masse forte
et intacte de vivants dont une partie seulement vivra jusqu'à la nuit. Il pleut – toujours de la pluie qui se colle dans mes souvenirs à toutes les tragédies de la grande guerre. Le soir se prépare, ainsi qu'une vague menace glacée ; il va tendre devant les hommes son piège grand comme le monde.