Cette opération terminée, chacun est resté dans son coin, sans oser lever
les yeux sur les autres. Il n'y a pas de miroir, mais notre image est devant nous,
reflétée par cent visages livides, cent pantins misérables et sordides. Nous voici
transformés en ces mêmes fantômes entrevus hier au soir.
Alors, pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque
de mots pour exprimer cette insulte : la démolition d'un homme. En un instant,
dans une intuition quasi prophétique, la réalité nous apparaît : nous avons touché
le fond. Il est impossible d'aller plus bas : il n'existe pas, il n'est pas possible
de concevoir condition humaine plus misérable que la nôtre. Plus rien ne nous
appartient : ils nous ont pris nos vêtements, nos chaussures, et même nos cheveux ; si nous parlons, ils ne nous écouteront pas, et même s'ils nous écoutaient,
ils ne nous comprendraient pas. Ils nous enlèveront jusqu'à notre nom : et si
nous voulons le conserver, nous devrons trouver en nous la force nécessaire pour
que, derrière ce nom, quelque chose de nous, de ce que nous étions, subsiste.
Nous savons, en disant cela, que nous serons difficilement compris, et il est
bon qu'il en soit ainsi. Mais que chacun considère en soi‑même toute la valeur,
toute la signification qui s'attache à la plus anodine de nos habitudes quotidiennes,
aux mille petites choses qui nous appartiennent et que même le plus
humble des mendiants possède : un mouchoir, une vieille lettre, la photographie
d'un être cher. Ces choses‑là font partie de nous presque autant que les membres
de notre corps, et il n'est pas concevable en ce monde d'en être privé, qu'aussitôt
nous ne trouvions à les remplacer par d'autres objets, d'autres parties de nous‑mêmes
qui veillent sur nos souvenirs et les font revivre.
Qu'on imagine maintenant un homme non seulement privé des êtres qu'il
aime, mais de sa maison, de ses habitudes, de ses vêtements, de tout enfin, littéralement
de tout ce qu'il possède : ce sera un homme vide, réduit à la souffrance
et au besoin, dénué de tout discernement1, oublieux de toute dignité : car il n'est
pas rare, quand on a tout perdu, de se perdre soi‑même ; ce sera un homme dont
on pourra décider de la vie ou de la mort le cœur léger, sans aucune considération
d'ordre humain, si ce n'est, tout au plus, le critère d'utilité. On comprendra
alors le double sens du terme « camp d'extermination » et ce que nous entendons
par l'expression « toucher le fond ».