Écoute, Landry, lui dit‑elle, je suis plus à plaindre qu'à blâmer ; et si j'ai
des torts envers moi‑même, du moins n'en ai‑je jamais eu de sérieux envers
les autres ; et si le monde était juste et raisonnable, il ferait plus d'attention
à mon bon cœur qu'à ma vilaine figure et à mes mauvais habillements.
Vois un peu, ou apprends si tu ne le sais, quel a été mon sort depuis que
je suis au monde. Je ne te dirai point de mal de ma pauvre mère qu'un
chacun blâme et insulte, quoiqu'elle ne soit point là pour se défendre, et
sans que je puisse le faire, moi qui ne sais pas bien ce qu'elle a fait de mal,
ni pourquoi elle a été poussée à le faire. Eh bien ! le monde est si méchant,
qu'à peine ma mère m'eut‑elle délaissée, et comme je la pleurais encore
bien amèrement, au moindre dépit1
que les autres enfants avaient contre
moi, pour un jeu, pour un rien qu'ils se seraient pardonné entre eux, ils
me reprochaient la faute de ma mère et voulaient me forcer à rougir d'elle.
Peut‑être qu'à ma place une fille raisonnable, comme tu dis, se fût abaissée
dans le silence, pensant qu'il était prudent d'abandonner la cause de sa mère
et de la laisser injurier pour se préserver de l'être. Mais moi, vois‑tu, je ne le pouvais pas. C'était plus fort que moi. Ma mère était toujours ma mère,
et qu'elle soit ce qu'on voudra, que je la retrouve ou que je n'en entende
jamais parler, je l'aimerai toujours de toute la force de mon cœur. Aussi,
quand on m'appelle enfant de coureuse2
et de vivandière3, je suis en colère,
non à cause de moi : je sais bien que cela ne peut m'offenser, puisque je
n'ai rien fait de mal ; mais à cause de cette pauvre chère femme que mon
devoir est de défendre. Et comme je ne peux ni ne sais la défendre, je la
venge, en disant aux autres les vérités qu'ils méritent, et en leur montrant
qu'ils ne valent pas mieux que celle à qui ils jettent la pierre. Voilà pourquoi
ils disent que je suis curieuse et insolente, que je surprends leurs secrets
pour les divulguer. Il est vrai que le bon Dieu m'a faite curieuse, si c'est
l'être que de désirer connaître les choses cachées. Mais si on avait été bon
et humain envers moi, je n'aurais pas songé à contenter ma curiosité aux
dépens du prochain. […]
Quant à ne prendre soin ni de ma personne ni de mes manières, cela devrait
montrer que je ne suis pas assez folle pour me croire belle, lorsque je sais
que je suis si laide que personne ne peut me regarder. On me l'a dit assez
souvent pour que je le sache ; et, en voyant combien les gens sont durs et
méprisants pour ceux que le bon Dieu a mal partagés, je me suis fait un
plaisir de leur déplaire, me consolant par l'idée que ma figure n'avait rien
de repoussant pour le bon Dieu et pour mon ange gardien, lesquels ne me
la reprocheraient pas plus que je ne la leur reproche moi‑même. Aussi, moi,
je ne suis pas comme ceux qui disent : Voilà une chenille, une vilaine bête ;
ah ! qu'elle est laide ! il faut la tuer ! Moi, je n'écrase pas la pauvre créature
du bon Dieu, et si la chenille tombe dans l'eau, je lui tends une feuille
pour qu'elle se sauve. Et à cause de cela on dit que j'aime les mauvaises
bêtes et que je suis sorcière, parce
que je n'aime pas à faire souffrir
une grenouille, à arracher les
pattes à une guêpe et à clouer
une chauve‑souris vivante contre
un arbre. Pauvre bête, que je lui
dis, si on doit tuer tout ce qui est
vilain, je n'aurais pas plus que toi
le droit de vivre.