Denise ne s'en tenait pas1
à vouloir panser les plaies vives dont elle avait
saigné : des idées délicates de femme, soufflées à Mouret, ravirent la
clientèle. Elle fit aussi la joie de Lhomme, en appuyant un projet qu'il
nourrissait depuis longtemps, celui de créer un corps de musique, dont
les exécutants seraient tous choisis dans le personnel. Trois mois plus tard,
Lhomme avait cent vingt musiciens sous sa direction, le rêve de sa vie
était réalisé. Et une grande fête fut donnée dans les magasins, un concert
et un bal, pour présenter la musique du Bonheur à la clientèle, au monde
entier. Les journaux s'en occupèrent, Bourdoncle lui‑même, ravagé par ces
innovations, dut s'incliner devant l'énorme réclame2. Ensuite, on installa
une salle de jeu pour les commis, deux billards, des tables de trictrac3
et d'échecs. Il y eut des cours le soir dans la maison, cours d'anglais et
d'allemand, cours de grammaire, d'arithmétique, de géographie ; on alla
jusqu'à des leçons d'équitation et d'escrime. Une bibliothèque fut créée,
dix mille volumes mis à la disposition des employés. Et l'on ajouta encore
un médecin à demeure donnant des consultations gratuites, des bains, des
buffets, un salon de coiffure. […]
Alors, un nouveau mouvement d'opinion se fit en faveur de Denise.
Comme Bourdoncle, vaincu, répétait avec désespoir à ses familiers4 qu'il
aurait donné beaucoup pour la coucher lui-même dans le lit de Mouret,
il fut acquis qu'elle n'avait pas cédé, que sa toute‑puissance résultait de
ses refus. Et, dès ce moment, elle devint populaire. On n'ignorait pas les
douceurs qu'on lui devait, on l'admirait pour la force de sa volonté. En
voilà une, au moins, qui mettait le pied sur la gorge du patron, et qui les
vengeait tous, et qui savait tirer de lui autre chose que des promesses ! Elle
était donc venue, celle qui faisait respecter un peu les pauvres diables !
Lorsqu'elle traversait les comptoirs, avec sa tête fine et obstinée, son air
tendre et invincible, les vendeurs lui souriaient, étaient fiers d'elle, l'auraient
volontiers montrée à la foule. Denise, heureuse, se laissait porter par cette
sympathie grandissante. Était‑ce possible, mon Dieu ! Elle se voyait arriver en jupe pauvre, effarée, perdue au milieu des engrenages de la terrible
machine ; longtemps, elle avait eu la sensation de n'être rien, à peine un
grain de mil sous les meules qui broyaient un monde ; et, aujourd'hui,
elle était l'âme même de ce monde, elle seule importait, elle pouvait d'un
mot précipiter ou ralentir le colosse, abattu à ses petits pieds.
Cependant, elle n'avait pas voulu ces choses, elle s'était simplement présentée, sans calcul, avec l'unique charme de la douceur. Sa souveraineté
lui causait parfois une surprise inquiète : qu'avaient‑ils donc tous à lui
obéir ? elle n'était point jolie, elle ne faisait pas le mal. Puis, elle souriait,
le cœur apaisé, n'ayant en elle que de la bonté et de la raison, un amour
de la vérité et de la logique qui était toute sa force.