Ils s'exaspéraient, ils irritaient
leurs nerfs, ils subissaient des crises
atroces de souffrance et de terreur,
en échangeant une simple parole, un
simple regard. À la moindre conversation qui s'établissait entre eux, au
moindre tête‑à‑tête qu'ils avaient, ils
voyaient rouge, ils déliraient.
La nature sèche et nerveuse de Thérèse avait agi d'une façon bizarre sur la
nature épaisse et sanguine de Laurent. Jadis, aux jours de passion, leur différence
de tempérament avait fait de cet homme et de cette femme un couple puissamment lié, en établissant entre eux une sorte d'équilibre, en complétant pour
ainsi dire leur organisme. L'amant donnait de son sang, l'amante de ses nerfs,
et ils vivaient l'un dans l'autre, ayant besoin de leurs baisers pour régulariser le
mécanisme de leur être. Mais un détraquement venait de se produire ; les nerfs
surexcités de Thérèse avaient dominé. Laurent s'était trouvé tout d'un coup jeté
en plein éréthisme1 nerveux ; sous l'influence ardente de la jeune femme, son
tempérament était devenu peu à peu celui d'une fille secouée par une névrose
aiguë. Il serait curieux d'étudier les changements qui se produisent parfois dans
certains organismes, à la suite de circonstances déterminées. Ces changements,
qui partent de la chair, ne tardent pas à se communiquer au cerveau, à tout
l'individu.
[Le narrateur évoque alors le rituel du coucher du couple.]
Thérèse montait la première et allait se mettre au fond, contre le mur. Laurent
attendait qu'elle se fût bien étendue ; alors il se risquait à s'étendre lui‑même sur
le devant du lit, tout au bord. Il y avait entre eux une large place. Là couchait
le cadavre de Camille.
Lorsque les deux meurtriers étaient allongés sous le même drap, et qu'ils fermaient les yeux, ils croyaient sentir le corps de leur victime, couché au milieu du
lit, qui leur glaçait la chair. C'était comme un obstacle ignoble qui les séparait. La
fièvre, le délire les prenait, et cet obstacle devenait matériel pour eux ; ils touchaient
le corps, ils le voyaient étalé, pareil à un lambeau verdâtre et dissous, ils respiraient
l'odeur infecte de ce tas de pourriture humaine ; tous leurs sens s'hallucinaient,
donnant une acuité2
intolérable à leurs sensations. La présence de cet immonde
compagnon de lit les tenait immobiles, silencieux, éperdus d'angoisse. Laurent songeait parfois à prendre violemment Thérèse dans ses bras ; mais il n'osait bouger, il
se disait qu'il ne pouvait allonger la main sans saisir une poignée de la chair molle de
Camille. Il pensait alors que le noyé venait se coucher entre eux, pour les empêcher
de s'étreindre. Il finit par comprendre que le noyé était jaloux.