Français 3e

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Chapitre 4bis
Texte et image

Une nouvelle à chute

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Texte

Le Credo, Jacques Sternberg

Crédits : Henri Saint-Macary

À l'instar d'Émile Zola (), Jacques Sternberg raconte ici l'histoire d'un homme manipulé par les slogans publicitaires.

Il avait toujours été fasciné par la publicité à la télévision. Il n'en manquait jamais aucune, les jugeait pleines d'humour, d'invention, et même les films l'intéressaient moins que les coupures publicitaires dont ils étaient lardés1. Et pourtant la pub ne le poussait guère à la consommation effrénée, loin de là. Sans être avare, ni particulièrement économe, il n'associait pas du tout la publicité à la notion d'achat.

Jusqu'au jour où il abandonna son apathie2 d'avaleur d'images pour prendre quelque recul et constater que la plupart des pubs ménagères, alimentaires, vacancières ou banalement utilitaires étaient toutes, d'une façon ou d'une autre, fondées sur la notion du plus, de la réussite à tous les niveaux, de la santé à toute épreuve, de l'hygiène à tout prix, de la force et de la beauté obtenues en un seul claquement de doigt.

Or il avait toujours vécu avec la conscience d'être un homme fort peu remarquable, [...] il se sentait dans la peau d'un homme comme tant d'autres, anonyme, insignifiant, impersonnel.

Il en avait souffert parfois, il s'y était fait à la longue. Jusqu'au jour où, brusquement, toutes les publicités engrangées lui explosèrent dans la tête pour se concentrer en un seul flash aveuglant, converger vers une volonté bouleversante qui pouvait se résumer en quelques mots : il fallait que ça change, qu'il devienne une bête de consommation pour s'affirmer un autre, un plus, un must, un extrême, un miracle des mirages publicitaires.

Il consacra toute son énergie et tout son argent à atteindre ce but : se dépasser lui-même. Parvenir au stade suprême : celui d'homme de son temps, de mâle, de héros de tous les jours, tous terrains, toutes voiles dehors.

C'est sur le rasoir Gillette qu'il compta pour décrocher la perfection au masculin et s'imposer comme le meilleur de tous en tout dès le matin. La joie de vivre, il l'ingurgita en quelques minutes grâce à deux tasses de Nescafé. Après s'être rasé, il s'imbiba de Savane, l'eau de toilette aux effluves sauvages qui devaient attirer toutes les femmes, à l'exception des laiderons, évidemment. Et pour mettre encore plus d'atouts dans son jeu, en sortant de son bain, il s'aspergea de City, le parfum de la réussite. Sans oublier d'avaler son verre d'eau d'Évian, la seule qui devait le mener aux sources pures de la santé. Il croqua ensuite une tablette de Nestlé, plus fort en chocolat, ce qui ne pouvait que le rendre plus fort dans la vie. [...] Et termina par quelques gorgées de Contrex, légendaire contrat du bonheur.

Il eut la prudence de mettre un caleçon Dim, celui du mâle heureux. Sa chemise avait été lavée par Ariel qui assurait une propreté insoutenable repérable à cent mètres. Il rangea ses maigres fesses dans un Levi's pour mieux les rendre fascinantes à chaque mouvement. Il enfila ses Nike à coussins d'air, avec la conscience de gagner du ressort pour toute la journée. Son blouson Adidas lui donna un supplément d'aisance, celle des jeunes cadres qui vivaient entre jogging et marketing.

Avant de sortir pour aller au bureau, il vida une bouteille de Coca-Cola pour sentir lui couler dans les veines la sensation Coke, il croqua ensuite une bouchée Lion qui le fit rugir de bonheur et le gorgea d'une bestiale volonté de défier le monde de tous ses crocs. Il ne lui restait plus qu'à poser sur son nez ses verres solaires Vuarnet, les lunettes du champion, et d'allumer une Marlboro, la cigarette de l'aventurier toujours sûr de lui, que ce soit dans la savane ou sur le périphérique.

Lesté, des yeux aux pieds, de tous ces ingrédients de choc, il aborda sa journée de morne3 travail aux assurances en enlevant avec brio4 quelques affaires en suspens depuis des semaines et constata que plusieurs employées se retournaient sur son passage dans les corridors, sans compter que l'une d'elles lui avait adressé quelques mots. Il quitta le bureau au milieu de l'après-midi pour aller dans un pub voisin [...] Et rien qu'en jetant un vague regard derrière lui, il repéra immédiatement une jeune femme qui lui parut digne de se donner à lui. Elle était très joliment faite, un peu timide sans doute, mais l'air pas trop farouche5 et fort mignonne. Pour un homme peu habitué à la drague, il avait eu du flair et le coup d'œil. [...] Sans hésiter, il l'invita à prendre un verre à sa table. Elle le regarda de haut en bas, eut presque l'air de le humer, accusa alors un léger mouvement de recul impressionné.

« M'asseoir à votre table ? dit-elle d'une voix essoufflée. Je n'oserais jamais. Vous êtes vraiment trop pour moi. »

Il la rassura, l'enjôla6, la cajola du regard, de la parole et, à peine une heure plus tard, il se retrouvait avec elle dans son petit appartement de célibataire. Il lui servit un Martini blanc, ne prit rien et lui demanda de l'excuser un instant après lui avoir délicatement effleuré les lèvres. Il ressentait le besoin de se raser de près.

Il entra dans sa minuscule salle de bains où la jeune femme, subjuguée7, le suivit. Il s'aspergea de mousse à raser Williams surglobulée par l'anoline R4 diluée dans du menthol vitaminé, puis il prit son rasoir Gillette et vit sa compagne se décomposer.

« Non, balbutia-t-elle, oh ! non ! Moi qui croyais que vous seriez mon idéal... Mon rêve de perfection masculine... Mais ce n'est pas avec Contour Gillette que vous vous rasez, c'est avec Gillette G.II... Rien ne sera jamais possible... »

Il n'eut même pas le temps de la rattraper, déjà elle avait ouvert et refermé la porte derrière elle.
Jacques Sternberg
« Le Credo », Histoires à dormir sans vous © Denoël, 1990.
1. Envahis.
2. Indifférence affective, immobilisme.
3. Triste, monotone, ennuyeux.
4. Brillamment.
5. Hostile, sauvage.
6. Flatta.
7. Séduite.
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Placeholder pour Portrait de Jacques SternbergPortrait de Jacques Sternberg
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Jacques Sternberg
(1923-2006)


Jacques Sternberg est un écrivain belge francophone. Il est un auteur de romans et de nombreuses nouvelles à chute.
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Lexique
Apathie

Quels mots connaissez-vous qui partagent avec ce terme (l. 7) le même radical ?
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Placeholder pour Andy Warhol, intérieur de la
pochette d'un album du Velvet
Underground & NicoAndy Warhol, intérieur de la
pochette d'un album du Velvet
Underground & Nico
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Andy Warhol, intérieur de la pochette d'un album du Velvet Underground & Nico, non daté (collection privée).
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Questions

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Compréhension

1. Résumez en une phrase chacune des parties de la nouvelle : le premier paragraphe (l. 1-6), les paragraphes 2 à 5 (l. 7-26), 6 à 8 (l. 27-52), 9 à 12 (l. 53-74) et enfin 13-14 (l. 75-79).
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Analyse et interprétation

2. a. L'identité du personnage est-elle connue ? Comment ce dernier est-il désigné ?

b. Quel sens donner à ce choix ?


3. Au début, comment le personnage est-il décrit ? De quel genre d'homme s'agit-il ? Citez le texte.


4. a. Qu'est-ce qui séduit le personnage dans la publicité ? Quel sentiment vient-elle éclairer en lui ?

b. Quelles sont dorénavant les ambitions du personnage ? Citez le texte.


5. Comment l'auteur montre-t-il que le quotidien du personnage est envahi par la publicité (l. 27-52) ?


6. Dans les trois paragraphes suivants (l. 53-70), à quoi voit-on que le personnage s'est métamorphosé ?


7. Image Que suggère ce dessin ?


8. En quoi la fin de la nouvelle est-elle surprenante ?


9. Expliquez finalement le titre de la nouvelle.
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