DOM CARLOS, l'épée à la main. – On voit, par la fuite de ces voleurs, de quel secours est votre bras. Souffrez1, Monsieur, que je vous rende grâce d'une action si généreuse, et que…
DOM JUAN, revenant l'épée à la main. – Je n'ai rien fait, Monsieur, que vous n'eussiez fait en ma place. Notre propre honneur est intéressé2 dans de pareilles aventures ; et l'action de ces coquins était si lâche, que c'eût été y prendre part que de ne s'y pas opposer. Mais par quelle rencontre vous êtes-vous trouvé entre leurs mains ?
DOM CARLOS. – Je m'étais par hasard égaré d'un frère et de tous ceux de notre suite ; et comme je cherchais à les rejoindre, j'ai fait rencontre de ces voleurs, qui d'abord ont tué mon cheval, et qui, sans votre valeur, en auraient fait autant de moi.
DOM JUAN. – Votre dessein3 est-il d'aller du côté de la ville ?
DOM CARLOS. – Oui, mais sans y vouloir entrer ; et nous nous voyons obligés, mon frère et moi, à tenir la campagne4 pour une de ces fâcheuses affaires qui réduisent les gentilshommes à se sacrifier eux et leur famille à la sévérité de leur honneur5 […].
DOM JUAN. – On a cet avantage, qu'on fait courir le même risque et passer mal aussi le temps à ceux qui prennent fantaisie de nous venir faire une offense de gaieté de cœur. Mais ne serait-ce point une indiscrétion que de vous demander quelle peut être votre affaire ?
DOM CARLOS. – La chose en est aux termes6 de n'en plus faire de secret ; et lorsque l'injure a une fois éclaté, notre honneur ne va point à vouloir cacher notre honte, mais à faire éclater notre vengeance, et à publier même le dessein que nous en avons. Ainsi, Monsieur, je ne feindrai point de vous dire que l'offense que nous cherchons à venger est une soeur séduite et enlevée d'un couvent, et que l'auteur de cette offense est un Dom Juan Tenorio, fils de Dom Louis Tenorio. Nous le cherchons depuis quelques jours […] ; mais tous nos soins ont été inutiles, et nous n'avons pu découvrir ce qu'il est devenu.
DOM JUAN. – Le connaissez-vous, Monsieur, ce Dom Juan dont vous parlez ?
DOM CARLOS. – Non, quant à moi. Je ne l'ai jamais vu, et je l'ai seulement ouï dépeindre à7 mon frère ; mais la renommée n'en dit pas force bien, et c'est un homme dont la vie…
DOM JUAN. – Arrêtez, Monsieur, s'il vous plaît. Il est un peu de mes amis, et ce serait à moi une espèce de lâcheté que d'en ouïr dire du mal.
DOM CARLOS. – Pour l'amour de vous, Monsieur, je n'en dirai rien du tout, et c'est bien la moindre chose que je vous doive, après m'avoir sauvé la vie, que de me taire devant vous d'une personne que vous connaissez, lorsque je ne puis en parler sans en dire du mal ; mais, quelque ami que vous lui soyez, j'ose espérer que vous n'approuverez pas son action, et ne trouverez pas étrange que nous cherchions d'en prendre la vengeance.
DOM JUAN. – Au contraire, je vous y veux servir, et vous épargner des soins inutiles. Je suis ami de Dom Juan, je ne puis pas m'en empêcher ; mais il n'est pas raisonnable qu'il offense impunément des gentilshommes, et je m'engage à vous faire faire raison par lui.
[…]
DOM CARLOS. – Cet espoir est bien doux, Monsieur, à des cœurs offensés ; mais, après ce que je vous dois, ce me serait une trop sensible douleur que vous fussiez de la partie.
DOM JUAN. – Je suis si attaché à Dom Juan, qu'il ne saurait se battre que je ne me batte aussi ; mais enfin j'en réponds comme de moi-même, et vous n'avez qu'à dire quand vous voulez qu'il paraisse, et vous donne satisfaction.
DOM CARLOS. – Que ma destinée est cruelle ! Faut-il que je vous doive la vie et que Dom Juan soit de vos amis ?