Monsieur le docteur Frantz Fanon, médecin des Hôpitaux Psychiatriques, médecin-chef de service à
l'Hôpital psychiatrique de Blida-Joinville (Algérie)
à Monsieur le Ministre Résident, Gouverneur général de l'Algérie
Monsieur le Ministre, [...]
Pendant près de trois ans je me suis mis
totalement au service de ce pays et des hommes qui l'habitent. Je n'ai ménagé ni mes efforts ni mon enthousiasme. Pas un morceau de mon action qui n'ait exigé
comme horizon l'émergence unanimement souhaitée d'un monde valable.
Mais que sont l'enthousiasme et le souci de l'homme si journellement
la réalité est tissée de mensonges, de lâchetés, du mépris de l'homme. Que sont les intentions si leur incarnation est rendue impossible par l'indigence du coeur, la stérilité de l'esprit,
la haine des autochtones de ce pays ? La folie est l'un des moyens qu'a l'homme de perdre sa liberté. Et je puis dire que placé à cette intersection, j'ai mesuré avec effroi
l'ampleur de l'aliénation des habitants de ce pays. Si la psychiatrie est la technique médicale qui se propose de permettre à l'homme de ne plus se sentir étranger à son environnement, je me dois d'affirmer que l'
Arabe, aliéné permanent dans son pays, vit dans un état de dépersonnalisation absolue.
Le statut de l'Algérie ?
Une déshumanisation systématisée.
Or le pari absurde était de vouloir coûte que coûte faire exister quelques valeurs alors que
le non-droit, l'inégalité, le meurtre multi-quotidien de l'homme était érigé en principes législatifs. La structure sociale existant en Algérie s'opposait à toute tentative de remettre l'individu à sa place.
Monsieur le Ministre, il arrive un moment où la ténacité devient persévération morbide. L'espoir n'est plus alors la porte ouverte sur l'avenir mais le maintien illogique d'
une attitude subjective en rupture organisée avec le réel.
Monsieur le Ministre,
les événements actuels qui ensanglantent l'Algérie ne constituent pas aux yeux de l'observateur un scandale. Ce n'est ni un accident, ni une panne du mécanisme.
Les événements d'Algérie sont la conséquence logique d'
une tentative avortée de décérébraliser un peuple. Il n'était point exigé d'être psychologue pour deviner sous la bonhomie apparente de l'Algérien, derrière son humilité dépouillée,
une exigence fondamentale de dignité. Et rien ne sert [...] de faire appel à un quelconque civisme. [...]
[...] Depuis de longs mois ma conscience est le siège de débats impardonnables. Et leur conclusion est la
volonté de
ne pas désespérer de l'homme, c'est-à-dire de moi-même. Ma décision est de ne pas assurer une responsabilité coûte que coûte sous le fallacieux prétexte qu'il n'y a rien d'autre à faire. Pour toutes ces raisons, j'ai l'honneur, Monsieur le Ministre, de vous demander de bien vouloir accepter ma démission et de mettre fin à ma mission en Algérie, avec l'assurance de ma considération distinguée.