La Princesse de Clèves - Madame de La Fayette
[Mme de Clèves] se remit devant les yeux l'aigreur et la froideur
qu'elle avait fait paraître à M. de Nemours, tant qu'elle avait
cru que la lettre de Mme de Thémines s'adressait à lui, quel calme
et quelle douceur avaient succédé à cette aigreur, sitôt qu'il l'avait
persuadée que cette lettre ne le regardait pas. Quand elle pensait
qu'elle s'était reproché comme un crime, le jour précédent,
de lui avoir donné des marques de sensibilité que la seule compassion
pouvait avoir fait naître et, que, par son aigreur, elle lui
avait fait paraître des sentiments de jalousie qui étaient des preuves certaines de
passion, elle ne se reconnaissait plus elle‑même. Quand elle pensait encore que
M. de Nemours voyait bien qu'elle connaissait son amour, qu'il voyait bien aussi
que, malgré cette connaissance, elle ne l'en traitait pas plus mal en présence même
de son mari, qu'au contraire elle ne l'avait jamais regardé si favorablement, qu'elle
était cause que M. de Clèves l'avait envoyé quérir et qu'ils venaient de passer une
après‑dînée ensemble en particulier, elle trouvait qu'elle était d'intelligence avec
M. de Nemours, qu'elle trompait le mari du monde qui méritait le moins d'être
trompé, et elle était honteuse de paraître si peu digne d'estime aux yeux mêmes
de son amant. Mais ce qu'elle pouvait moins supporter que tout le reste, était le
souvenir de l'état où elle avait passé la nuit, et les cuisantes douleurs que lui avait
causées la pensée que M. de Nemours aimait ailleurs et qu'elle était trompée.
Elle avait ignoré jusqu'alors les inquiétudes mortelles de la défiance et de la
jalousie, elle n'avait pensé qu'à se défendre d'aimer M. de Nemours, et elle n'avait
point encore commencé à craindre qu'il en aimât une autre. Quoique les soupçons
que lui avait donnés cette lettre fussent effacés, ils ne laissèrent pas de lui ouvrir
les yeux sur le hasard d'être trompée et de lui donner des impressions de défiance
et de jalousie qu'elle n'avait jamais eues. Elle fut étonnée de n'avoir point encore
pensé combien il était peu vraisemblable qu'un homme comme M. de Nemours,
qui avait toujours fait paraître tant de légèreté parmi les femmes, fût capable d'un
attachement sincère et durable. Elle trouva qu'il était presque impossible qu'elle
pût être contente de sa passion. « Mais quand je le pourrais être, disait‑elle, qu'en
veux-je faire ? Veux‑je la souffrir1 ? Veux‑je y répondre ? Veux‑je m'engager dans une
galanterie ? Veux‑je manquer2 à Monsieur de Clèves ? Veux‑je me manquer à moi‑même ? Et veux‑je enfin m'exposer aux cruels repentirs et aux mortelles douleurs
que donne l'amour ? Je suis vaincue et surmontée par une inclination qui m'entraîne
malgré moi. Toutes mes résolutions sont inutiles ; je pensai hier tout ce que je
pense aujourd'hui et je fais aujourd'hui tout le contraire de ce que je résolus hier. »