Mme de Sévigné adresse une grande partie de sa correspondance
à sa fille, Mme de Grignan.
Vous me demandez, ma chère enfant, si j'aime toujours bien
la vie. Je vous avoue que j'y trouve des chagrins cuisants ; mais je
suis encore plus dégoûtée de la mort : je me trouve si malheureuse
d'avoir à finir tout ceci par elle, que si je pouvais retourner en arrière,
je ne demanderais pas mieux. Je me trouve dans un engagement1
qui m'embarrasse : je suis embarquée dans la vie sans mon consentement ; il faut que j'en sorte, cela m'assomme. Et comment en
sortirai‑je ? Par où ? Par quelle porte ? Quand sera‑ce ? En quelle
disposition ? Souffrirai‑je mille et mille douleurs, qui me feront
mourir désespérée ? Aurai‑je un transport au cerveau ? Mourrai‑je
d'un accident ? Comment serai‑je avec Dieu ? Qu'aurai‑je à lui
présenter ? La crainte, la nécessité, feront-elles mon retour vers lui ?
N'aurai‑je aucun autre sentiment que celui de la peur ? Que puis‑je
espérer ? Suis‑je digne du paradis ? Suis‑je digne de l'enfer ? Quelle
alternative ! Quel embarras ! Rien n'est si fou que de mettre son
salut dans l'incertitude ; mais rien n'est si naturel, et la sotte vie
que je mène est la chose du monde la plus aisée à comprendre. Je
m'abîme dans ces pensées, et je trouve la mort si terrible, que je hais plus la vie
parce qu'elle m'y mène, que par les épines qui s'y rencontrent. Vous me direz
que je veux vivre éternellement. Point du tout ; mais si on m'avait demandé mon
avis, j'aurais bien aimé à mourir entre les bras de ma nourrice : cela m'aurait ôté
bien des ennuis, et m'aurait donné le ciel bien sûrement et bien aisément ; mais
parlons d'autre chose.
Je suis au désespoir que vous ayez eu Bajazet2 par d'autres que par moi. C'est
ce chien de Barbin3 qui me hait, parce que je ne fais pas des Princesses de Clèves
et de Montpensier4. Vous en avez jugé très juste et très bien, et vous aurez vu
que je suis de votre avis. [...] Le personnage de Bajazet est glacé ; les mœurs des
Turcs y sont mal observées ; ils ne font point tant de façons pour se marier ; le
dénouement n'est point bien préparé : on n'entre point dans les raisons de cette
grande tuerie. Il y a pourtant des choses agréables ; et rien de parfaitement beau,
rien qui enlève, point de ces tirades de Corneille qui font frissonner. Ma fille,
gardons‑nous bien de lui comparer Racine, sentons-en la différence. [...] Racine
fait des comédies5 pour la Champmeslé6 : ce n'est pas pour les siècles à venir. Si
jamais il n'est plus jeune, et qu'il cesse d'être amoureux, ce ne sera plus la même
chose. Vive donc notre vieil ami Corneille ! Pardonnons‑lui de méchants vers, en
faveur des divines et sublimes beautés qui nous transportent : ce sont des traits
de maître qui sont inimitables. Despréaux7 en dit encore plus que moi ; et en
un mot, c'est le bon goût : tenez‑vous‑y.
Ici, terme
dépréciatif pour désigner les tragédies du jeune Racine, grand rival de Corneille. La comédie était
considérée comme un genre moins noble que la tragédie.