Nous avions quitté Malte depuis deux jours, et aucune terre nouvelle n'apparaissait à l'horizon. […]
Le temps était beau, la mer calme, et l'on nous avait promis qu'au matin du troisième jour, nous pourrions apercevoir les côtes de Morée. Faut‑il l'avouer ? l'aspect de ces îles, réduites à leurs seuls rochers, dépouillées par des vents terribles du peu de terre sablonneuse qui leur restât depuis des siècles, ne répond guère à l'idée que j'en avais encore hier en m'éveillant. Pourtant, j'étais sur le pont dès cinq heures, cherchant la terre absente, épiant, à quelque bord de cette roue d'un bleu sombre que tracent les eaux sous la coupole azurée du ciel, attendant la vue du Taygète1 lointain comme l'apparition d'un dieu. L'horizon était obscur encore ; mais l'étoile du matin rayonnait d'un feu clair dont la mer était sillonnée. Les roues du navire chassaient l'écume éclatante, qui laissait bien loin derrière nous sa longue traînée de phosphore. « Au delà de cette mer, disait Corinne2 en se tournant vers l'Adriatique, il y a la Grèce... Cette idée ne suffit‑elle pas pour émouvoir ? » Et moi, plus heureux qu'elle, plus heureux que Winckelmann3, qui la rêva toute sa vie, et que le moderne Anacréon4, qui voudrait y mourir, – j'allais la voir enfin, lumineuse, sortir des eaux avec le soleil !
Je l'ai vue ainsi, je l'ai vue ; ma journée a commencé comme un chant d'Homère ! C'était vraiment l'Aurore aux doigts de rose qui m'ouvrait les portes de l'Orient ! Et ne parlons plus des aurores de nos pays, la déesse ne va pas si loin. Ce que nous autres barbares appelons l'aube ou le point du jour, n'est qu'un pâle reflet, terni par l'atmosphère impure de nos climats déshérités. Voyez déjà, de cette ligue ardente qui s'élargit sur le cercle des eaux, partir des rayons roses épanouis en gerbe, et ravivant l'azur de l'air qui plus haut reste sombre encore. Ne dirait‑on pas que le front d'une déesse et ses bras étendus soulèvent peu à peu le voile des nuits étincelant d'étoiles ? Elle vient, elle approche, elle glisse amoureusement sur les flots divins qui ont donné le jour à Cythérée5… Mais que dis‑je ! devant nous, là‑bas, à l'horizon, cette côte vermeille, ces collines empourprées qui semblent des nuages, c'est l'île même de Vénus, c'est l'antique Cythère aux rochers de porphyre6 : Κυθηρη πορφυρυσσα7 … Aujourd'hui, cette île s'appelle Cérigo, et appartient aux Anglais.
Voilà mon rêve… et voici mon réveil ! Le ciel et la mer sont toujours là ; le ciel d'Orient, la mer d'Ionie se donnent chaque matin le saint baiser d'amour ; mais la terre est morte, morte sous la main de l'homme, et les dieux se sont envolés !