À Bussy‑Rabutin
À Paris, ce mardi 6e août 1675.
Je ne vous parle plus du départ de ma fille, quoique j'y pense toujours, et
que je ne puisse jamais bien m'accoutumer à vivre sans elle. Mais ce chagrin ne
doit être que pour moi.
Vous me demandez où je suis, comment je me porte, et à quoi je m'amuse.
Je suis à Paris, je me porte bien, et je m'amuse à des bagatelles. Mais ce style est
un peu laconique ; je veux l'étendre. Je serais en Bretagne, où j'ai mille affaires,
sans les
mouvements1 qui la rendent peu sûre. Il y va quatre mille hommes commandés
par M. de Forbin. La question est de savoir l'effet de cette punition. Je
l'attends, et si le repentir prend à ces
mutins2 et qu'ils rentrent dans leur devoir,
je reprendrai le fil de mon voyage, et j'y passerai une partie de l'hiver.
J'ai eu bien des vapeurs3, et cette belle santé, que vous avez vue si triomphante,
a reçu quelques attaques dont je me suis trouvée humiliée, comme si
j'avais reçu un affront.
Pour ma vie, vous la connaissez aussi. On la passe avec cinq ou six
amies dont la société plaît, et à mille devoirs à quoi l'on est obligé, et ce
n'est pas une petite affaire. Mais ce qui me fâche, c'est qu'en ne faisant
rien les jours se passent, et notre pauvre vie est composée de ces jours,
et l'on vieillit, et l'on meurt. Je trouve cela bien mauvais. Je trouve la
vie trop courte. À peine avons‑nous passé la jeunesse que nous nous
trouvons dans la vieillesse. Je voudrais qu'on eût cent ans d'assurés, et
le reste dans l'incertitude. Ne le voulez-vous pas aussi ? Mais comment
pourrions‑nous faire ? Ma nièce sera de mon avis, selon le bonheur ou
le malheur qu'elle trouvera dans son mariage. Elle nous en dira des nouvelles,
ou elle ne nous en dira pas. Quoi qu'il en soit, je sais bien qu'il n'y
a point de douceur, de commodité, ni d'agrément que je ne lui souhaite
dans ce changement de condition. J'en parle quelquefois avec ma nièce
la religieuse ; je la trouve très agréable et d'une sorte d'esprit qui fait fort
bien souvenir de vous. Selon moi, je ne puis la louer davantage.
Au reste, vous êtes un très bon
almanach4. Vous avez prévu en
homme du métier tout ce qui est arrivé du côté de l'Allemagne, mais
vous n'avez pas vu la mort de
M. de Turenne5, ni ce coup de canon tiré
au hasard, qui le prend seul entre dix ou douze. Pour moi, qui vois en
tout
la Providence6, je vois ce canon chargé de toute éternité ; je vois que tout y
conduit M. de Turenne, et je n'y trouve rien de funeste pour lui, en supposant
sa conscience en bon état. Que lui faut‑il ? il meurt au milieu de sa gloire. Sa
réputation ne pouvait plus augmenter. Il jouissait même en ce moment du plaisir
de voir retirer les ennemis, et voyait le fruit de sa conduite depuis trois mois.
Quelquefois, à force de vivre,
l'étoile7 pâlit. Il est plus sûr de couper dans le vif,
principalement pour les héros, dont toutes les actions sont si observées.