Au cours de la matinée, on me rapporte que de toute la ville et de toute la banlieue, dans ce Paris qui n'a plus de métro, ni d'autobus, ni de voitures, d'innombrables piétons sont en marche. À trois heures de l'après-midi, j'arrive à l'Arc de triomphe. [...] Je ranime
la flamme1. Depuis le 14 juin 1940, nul n'avait pu le faire qu'en présence de
l'envahisseur. Puis, je quitte la voûte et le terre-plein. Les assistants s'écartent. Devant moi, les Champs-Élysées !
Ah ! C'est la mer ! Une foule immense est massée de part et d'autre de
la chaussée. Peut-être deux millions d'âmes. Les toits aussi sont noirs de monde. À toutes les fenêtres s'entassent des groupes compacts, pêle-mêle avec des drapeaux. Des grappes humaines sont accrochées à des échelles,
des mâts, des réverbères. Si loin que porte ma vue, ce n'est qu'une
houle2 vivante, dans le soleil, sous le tricolore.
Je vais à pied. [...] Il s'agit, aujourd'hui, de rendre à lui-même, par le spectacle de sa joie et l'évidence de sa liberté, un peuple qui fut, hier, écrasé par la défaite et dispersé par la
servitude. [...]
Je vais donc, ému et tranquille, au milieu de l'exultation indicible de la foule, sous la tempête des voix qui font retentir mon nom, tâchant, à mesure, de poser mes regards sur chaque flot de cette marée afin que la vue de tous ait pu entrer dans mes yeux, élevant et abaissant les bras pour répondre aux acclamations. II se passe, en ce moment, un de ces miracles de la conscience nationale, un de ces gestes de la France, qui parfois, au long des siècles, viennent illuminer notre Histoire. Dans cette communauté, qui n'est qu'une seule pensée, un seul élan, un seul cri, les différences s'effacent, les individus disparaissent. Innombrables Français dont je m'approche tour à tour, à
l'Étoile3, au
Rond-Point4, à
la Concorde5, devant l'Hôtel-de-Ville, sur le parvis de
la cathédrale6, si vous saviez comme vous êtes pareils ! Vous, les enfants, si pâles qui trépignez et criez de joie ; vous, les femmes, portant tant de chagrins, qui me jetez
vivats7 et sourires ; vous, les hommes, inondés d'une fierté longtemps oubliée, qui me criez votre merci ; vous, les vieilles gens, qui me faites l'honneur de vos larmes, ah ! comme vous vous ressemblez ! Et moi, au centre de ce déchaînement, je me sens remplir une fonction qui dépasse de très haut ma personne, servir d'instrument au destin.