Certes, l'irruption d'une présence et d'une parole féminines en des lieux qui leur étaient jusque‑là interdits, ou peu familiers, est une innovation du dernier demi‑siècle qui change l'horizon sonore. Il subsiste pourtant bien des zones muettes et, en ce qui concerne le passé, un océan de silence, lié au partage inégal des traces, de la mémoire et, plus encore, de l'Histoire, ce récit qui si longtemps a « oublié » les femmes, comme si, vouées à l'obscurité de la reproduction inénarrable1, elles étaient hors du temps, du moins hors événement.
[...] Le silence est l'ordinaire des femmes. Il convient à leur position seconde et subordonnée. Il sied à leur visage lisse, souriant à peine, non déformé par l'impertinence du rire bruyant et viril. Bouche fermée, lèvres closes, paupières baissées, les femmes ne peuvent que pleurer, laisser les larmes couler comme l'eau d'une inépuisable douleur dont, selon Michelet2, elles « ont le sacerdoce ».
Le silence est un commandement réitéré à travers les siècles par les religions, les systèmes politiques et les manuels de savoir‑vivre. Silence des femmes à l'église ou au temple, plus encore à la synagogue, ou à la mosquée où elles ne peuvent pas même pénétrer à l'heure de la prière. Silence dans les assemblées politiques peuplées d'hommes qui font assaut d'une mâle éloquence. Silence dans l'espace public où leur intervention collective est assimilée à l'hystérie d'un cri et une attitude trop bruyante à la « mauvaise vie ». Silence, même, dans le privé, qu'il s'agisse du salon du XIXe siècle où s'est tue la conversation plus égalitaire de l'élite des Lumières, refoulée par les obligations mondaines qui ordonnent aux femmes d'éviter les sujets brûlants – la politique au premier chef – susceptibles de troubler la convivialité, et de se limiter aux convenances de la politesse. « Sois‑belle et tais‑toi », conseille‑t‑on aux jeunes filles à marier, pour leur éviter de dire des sottises ou de commettre des impairs. Certes, les femmes n'ont guère respecté ces injonctions. Leurs chuchotements et leurs murmures courent dans la maison, s'insinuent dans les villages, faiseurs des bonnes et mauvaises réputations, circulent dans la ville, mêlés aux bruits du marché ou de la boutique, enflés parfois dans ces troubles et insidieuses rumeurs qui flottent aux marges de l'opinion. On redoute leurs caquets3 et leurs bavardages, forme pourtant dévaluée de la parole. Les dominés peuvent toujours se dérober, tourner les interdits, remplir les vides du pouvoir, les blancs de l'Histoire. Les femmes, on l'imagine, on le sait, n'y ont pas manqué. Souvent, aussi, elles ont fait de leur silence une arme.
Pourtant, leur posture normale est l'écoute, l'attente, le repli des mots au fond d'elles‑mêmes. Accepter, se conformer, obéir, se soumettre et se taire. Car ce silence, imposé par l'ordre symbolique, n'est pas seulement celui de la parole, mais aussi celui de l'expression, gestuelle ou scripturaire4. [...] « Les femmes sont faites pour cacher leur vie », dans l'ombre du gynécée5, du couvent ou de la maison. Et l'accès au livre et à l'écriture, mode de communication distanciée et serpentine6, susceptible de déjouer les clôtures et de pénétrer dans l'intimité la mieux gardée, de troubler un imaginaire toujours prêt aux tentations du rêve, leur fut longtemps refusé, ou parcimonieusement7 accordé, comme une porte entr'ouverte vers l'infini du désir.
Car le silence était à la fois discipline du monde, des familles et des corps, règle politique, sociale, familiale – les murs de la maison étouffent les cris des femmes et des enfants battus –, personnelle. Une femme convenable ne se plaint pas, ne se confie pas, excepté chez les catholiques à son confesseur, ne se livre pas. La pudeur est sa vertu, le silence, son honneur, au point de devenir une seconde nature, l'impossibilité de parler d'elle finissant par abolir son être même, ou du moins ce qu'on en peut savoir. Telles ces vieilles femmes murées dans un mutisme d'outre‑tombe, dont on ne discerne plus s'il est volonté de se taire, incapacité à communiquer ou absence d'une pensée dissoute à force de ne pouvoir s'exprimer. (707 mots)
Que l'on ne peut pas raconter.
(1860).
Gloussements (au sens propre, c'est le bruit que font les poules).
Qui concerne l'écriture.
Dans l'Antiquité, partie de l'habitation réservée aux femmes.
Sinueuse et flexible comme un serpent.