La parole tombe d'en haut. Le silence règne en bas. Un silence collectif, troué d'un fourmillement de discours incontrôlés, incontrôlables, substituts1 dangereux d'une vraie parole démocratique.
Pourquoi ce silence ? Parce qu'il y a des sujets tabous ? Parce que la parole d'en haut intimide ? Ou peut‑être pour une raison plus générale : la liberté d'expression est « l'un des droits les plus précieux de l'homme », mais de ce droit individuel expressément garanti à chacun par la loi, la grande majorité n'a presque jamais l'occasion de faire un usage public. Je ne parle pas des journaux, des médias, des publications. Je parle du citoyen ordinaire. Sans doute les textes sont‑ils explicites. Toutes nos constitutions s'inspirent de l'article XI de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (26 août 1789) selon lequel « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. » Mais justement, ce simple citoyen, quand, où, comment s'exprime‑t‑il ? [...]
Des plus petits villages aux plus grandes cités, de proche en proche, tout l'espace de la nation est rempli de ceux, avec ou sans gilet jaune2, qu'on n'entend jamais, sur aucun sujet. Les silencieuses et les silencieux. Les Innombrables. Dans leur diversité. Ceux que les Grecs anciens nommaient, souvent avec condescendance, « oi polloi », « les nombreux », mais en qui Périclès3 voit la source et le fondement de la démocratie. Et qu'il convie à participer au service de la cité, selon la règle de l'isonomie, l'égalité par et devant la loi. « Nul ne doit être empêché de participer au service de la cité par l'obscurité de son rang. » (On fera droit ici à une réserve légitime quant aux limites d'une démocratie dont sont exclus les esclaves et les femmes.)
[Il] y a peut‑être une raison très simple pour que le simple citoyen ne profite pas de cette fameuse liberté d'expression, valeur majeure de la République. Il ne peut pas l'exercer parce qu'il porte un invisible bâillon4. Et le nom de ce bâillon est : illégitimité. C'est très compliqué, cette question de l'accès à la parole orale, écrite. De se sentir légitime, ou interdit. Qui la donne, la légitimité ? Et comment vit‑on l'illégitimité ?
La vraie inégalité est là. Entre ceux qui ont un accès légitime à la parole et ceux qui ne l'ont pas.
En fait, c'est la plupart du temps une affaire de pouvoir. De naissance (le nom, le papa, la lignée, les héritages, matériels et symboliques). Car l'Ancien Régime n'est pas tout à fait mort : patrons, propriétaires, tycoons5 de l'industrie. (Même illettrés. Voir un mafieux encore récemment chef d'État qui confondait les Bahamas avec l'Alabama6.) Avec l'avènement des régimes démocratiques, il y a aussi la légitimité méritocratique7 (le mot pour moi n'est pas péjoratif), celle que donnent des connaissances, des concours, des titres, les grandes écoles... Et aussi des légitimités indiscutables, une confiance établie avec le lecteur, des engagements, un savoir. (Qui ne devrait cependant jamais autoriser à parler à la place de l'autre.) Mais aux frontières, il y a toujours un peu d'illégitimité, un excès, une confiance démesurée. Rares sont ceux, pourtant, à qui leur légitimité pose problème. Ils l'ont bien méritée, pensent‑ils.
Et puis il y a aussi les légitimités difficiles à conquérir, parce qu'il s'agit de prendre la parole dans un sens qui n'est pas celui de la pensée dominante. Ce qui expose à la censure ou au procès. Le censuré est un bâillonné. Qui se bâillonne parfois lui‑même. Il faut rendre hommage à toutes ces légitimités courageuses, acquises de haute lutte : à ces paroles sorties de nulle part – souvent d'une âme excédée par des sentiments violents, d'injustice, de dégoût, d'amour. Ces cas où quelqu'un, sorti d'on ne sait où, fait entendre un son, un ton nouveau. On est surpris, sidéré, on en redemande, et il (elle) la conquiert, sa légitimité. Pour un jour ou pour toujours. 740 mots
1. Remplaçants.
2. L'autrice fait référence au mouvement de protestation sociale né en octobre 2018 et dont les membres actifs revêtaient un gilet de sécurité fluorescent.
3. Homme d'État athénien qui a favorisé la démocratie.
4. Pièce que l'on met sur ou dans la bouche de qqn pour l'empêcher de parler.
5. Hommes puissants par leur réussite commerciale et financière.
6. Référence à Donald Trump, qui avait affirmé que l'ouragan Dorian (2019) allait frapper l'Alabama, alors qu'en réalité il s'agissait des Bahamas.
7. Hiérarchie sociale fondée sur le mérite individuel.