Si le plaisir existe et qu'on ne puisse
en jouir qu'étant en vie, la vie est un bonheur. Il y a des malheurs, j'en sais quelque
chose ; mais l'existence de ces malheurs
mêmes prouve que la somme de bonheur
l'emporte ; or, parce qu'au milieu d'une
foule de roses on trouve quelques épines,
faut‑il méconnaître l'existence de ces
belles fleurs ? Non, c'est calomnier la vie
que de nier qu'elle est un bien. Quand je
suis dans une chambre obscure, je me plais
infiniment à voir au travers d'une fenêtre
un immense horizon vis‑à‑vis de moi.
À l'heure du souper, je me rendis chez
don Sancio, que je trouvai magnifiquement logé. Sa table était couverte en
vaisselle plate, et ses domestiques en grande livrée. Il était seul, mais entrèrent
bientôt après Cécile, Marine et Bellino2
qui, par goût ou par caprice, s'était mis
en habit de femme. Les deux jeunes sœurs, bien vêtues, étaient charmantes ;
mais Bellino dans son habit de femme les éclipsait tellement que je n'eus plus le
moindre doute. « Êtes‑vous persuadé, dis‑je à don Sancio, que Bellino n'est pas
une fille ? – Fille ou garçon, que m'importe ? Je le crois un très joli castrat, et j'en
ai vu d'aussi jolis que lui. – Mais en êtes-vous sûr ? – Valgame Dios3 ! répondit
le grave Castillan, je n'ai nulle envie d'en acquérir la certitude. » Oh ! que nous
pensions différemment ! Mais, respectant en lui la sagesse qui me manquait, je
ne me permis plus d'indiscrète question. Cependant à table mes yeux avides ne
purent se détacher de cet être ravissant ; ma nature vicieuse me faisait trouver
une douce volupté à le croire d'un sexe dont j'avais besoin qu'il fût. Le souper
de don Sancio fut délicieux, et comme de raison supérieur au mien, car sans
cela l'orgueil castillan se serait cru humilié. D'ailleurs les hommes en général ne
se contentent jamais du bien ; ils veulent le mieux, ou pour mieux dire le plus.
[...] Après ce souper de Lucullus4, Bellino chanta d'une voix à nous faire
perdre le peu de raison qui nous restait et que les excellents vins nous avaient
laissée. Ses gestes, l'expression de son regard, ses manières, sa démarche, son
port, sa physionomie, sa voix et surtout mon instinct, qui ne pouvait pas me
faire éprouver pour un castrat ce que j'éprouvais pour lui, tout me confirmait
dans mon espérance : cependant je devais m'en assurer par mes yeux. Après mille
compliments et mille remerciements, nous quittâmes le magnifique Espagnol et
passâmes dans ma chambre où le mystère devait enfin se dévoiler.
On castrait certains garçons destinés à être chanteurs, afin que
leur voix ne mue pas.
Frère et sœurs. Bellino est l'aîné.
Que Dieu me protège.
Homme d'État et général romain, célèbre pour les
diners somptueux qu'il organisait.