Ainsi, le Portugal passé, tout le monde se mit, sur le navire, à se libérer
les instincts avec rage, l'alcool aidant, et aussi ce sentiment d'agrément
intime que procure une gratuité absolue de voyage, surtout aux militaires et fonctionnaires en activité. Se sentir nourri, couché, abreuvé
pour rien pendant quatre semaines consécutives, qu'on y songe, c'est
assez, n'est-ce pas, en soi, pour délirer d'économie1 ? Moi, seul payant2
du voyage, je fus trouvé par conséquent, dès que cette particularité fut
connue, singulièrement effronté, nettement insupportable. [...]
On n'est jamais assez craintif. Grâce à certaine habileté, je ne perdis
que ce qu'il me restait d'amour-propre. Et voici comment les choses se
passèrent. Quelque temps après les îles Canaries, j'appris d'un garçon de
cabine qu'on s'accordait à me trouver poseur3, voire insolent ?... Qu'on
me soupçonnait de maquereautage4 en même temps que de pédérastie5...
D'être même un peu cocaïnomane... Mais cela à titre accessoire... Puis
l'Idée fit son chemin que je devais fuir la France devant les conséquences
de certains forfaits6 parmi les plus graves. Je n'étais cependant qu'aux
débuts de mes épreuves. C'est alors que j'appris l'usage imposé sur cette
ligne, de n'accepter qu'avec une extrême circonspection7, d'ailleurs accompagnée de brimades8, les passagers payants ; c'est-à-dire ceux qui
ne jouissaient ni de la gratuité militaire, ni des arrangements bureaucratiques, les colonies françaises appartenant en propre, on le sait, à la
noblesse des « Annuaires9 ». [...]
Je voisinais à table avec quatre agents des postes du Gabon, hépatiques10, édentés. Familiers et cordiaux dans le d ébut de la traversée, ils ne m'adressèrent ensuite plus un traître
mot. C'est-à-dire que je fus placé,
d'un tacite accord, au régime de la
surveillance commune. Je ne sortais
plus de ma cabine qu'avec d'infinies
précautions. L'air tellement cuit
nous pesait sur la peau à la manière
d'un solide. À poil, verrou tiré, je ne
bougeais plus et j'essayais d'imaginer quel plan les diaboliques passagers avaient pu concevoir pour me
perdre. Je ne connaissais personne à
bord et cependant chacun semblait
me reconnaître. Mon signalement
devait être devenu précis, instantané
dans leur esprit, comme celui du criminel célèbre qu'on publie dans les
journaux.
Je tenais, sans le vouloir, le rôle de l'indispensable « infâme et répugnant saligaud », honte du genre humain qu'on signale partout au long
des siècles, dont tout le monde a entendu parler, ainsi que du Diable et
du Bon Dieu, mais qui demeure toujours si divers, si fuyant, quand à
terre et dans la vie, insaisissable en somme.
1. Perdre son bon sens à cause des économies réalisées.
2. Seul passager à payer le voyage.
3. Snob, prétentieux.
4. Proxénétisme.
5. Homosexualité.
6. Crimes, délits.
7. Méfiance.
8. Vexations, mauvais traitements.
9. Personnels de la marine, de l'armée et de diverses administrations.
10. Malades du foie.