SAINT‑ALBIN. – […] Sophie sera ma femme.
LE COMMANDEUR. – Ta femme ?
SAINT‑ALBIN. – Oui, ma femme.
LE COMMANDEUR. – Une fille de rien !
SAINT‑ALBIN. – Qui m'a appris à mépriser tout ce
qui vous enchaîne et vous avilit1.
LE COMMANDEUR. – N'as‑tu point de honte ?
SAINT‑ALBIN. – De la honte ?
LE COMMANDEUR. – Toi, fils de Monsieur
d'Orbesson ! Neveu du commandeur d'Auvilé !
SAINT‑ALBIN. – Moi, fils de Monsieur d'Orbesson,
et votre neveu.
LE COMMANDEUR. – Voilà donc les fruits de
cette éducation merveilleuse dont ton père était si
vain ? Le voilà ce modèle de tous les jeunes gens de
la cour et de la ville ?… Mais tu te crois riche peut‑être ? […] Sais‑tu ce qui te
revient du bien de ta mère ?
SAINT‑ALBIN. – Je n'y ai jamais pensé ; et je ne veux pas le savoir.
LE COMMANDEUR. – Écoute. C'était la plus jeune de six enfants que nous
étions ; et cela dans une province où l'on ne donne rien aux filles. Ton père, qui
ne fut pas plus sensé que toi, s'en entêta et la prit2. Mille écus de rente à partager
avec ta sœur, c'est quinze cents francs pour chacun ; voilà toute votre fortune.
SAINT‑ALBIN. – J'ai quinze cents livres de rente ?
LE COMMANDEUR. – Tant qu'elles peuvent s'étendre.
SAINT‑ALBIN. – Ah, Sophie ! Vous n'habiterez plus sous un toit3 ! Vous ne
sentirez plus les atteintes de la misère. J'ai quinze cents livres de rente !
LE COMMANDEUR. – Mais tu peux en attendre vingt‑cinq mille de ton père,
et presque le double de moi. Saint‑Albin, on fait des folies ; mais on n'en fait
pas de plus chères.
SAINT‑ALBIN. – Et que m'importe la richesse, si je n'ai pas celle avec qui je la
voudrais partager ?
LE COMMANDEUR. – Insensé !
SAINT‑ALBIN. – Je sais. C'est ainsi qu'on appelle ceux qui préfèrent à tout une
femme jeune, vertueuse et belle ; et je fais gloire d'être à la tête de ces fous‑là.
Dans une chambre sous les toits.