M. VANDERK FILS. – Mon père, on vient de lire le
contrat de mariage de ma sœur : nous l'avons tous signé.
Quel nom avez‑vous donc pris ? et quel nom m'avez‑vous
fait prendre ?
M. VANDERK PÈRE. – Le vôtre.
M. VANDERK FILS. – Le mien ! Est‑ce que celui que
je porte ?…
M. VANDERK PÈRE. – Ce n'est qu'un surnom.
M. VANDERK FILS. – Vous êtes titré de1 chevalier,
d'ancien baron de Salvières, de Clavières, de…
M. VANDERK PÈRE. – Je le suis.
M. VANDERK FILS. – Vous êtes donc gentilhomme ?
M. VANDERK PÈRE. – Oui.
M. VANDERK FILS. – Oui !?
M. VANDERK PÈRE. – Vous doutez de ce que je dis ?
M. VANDERK FILS. – Non, mon père ; mais est‑il possible ?
M. VANDERK PÈRE. – Il n'est pas possible que je sois gentilhomme !
M. VANDERK FILS. – Je ne dis pas cela. Mais est‑il possible, fussiez‑vous le
plus pauvre des nobles, que vous ayez pris un état2 ?
M. VANDERK PÈRE. – [...] Si vous étiez moins raisonnable, je ne vous confierais
pas l'histoire de ma jeunesse, et la voici. Votre mère, fille d'un gentilhomme
voisin, a été ma seule et unique passion. Dans l'âge où l'on ne choisit pas, j'ai eu
le bonheur de bien choisir. Un jeune officier, venu en quartier d'hiver3 dans la
province, trouva mauvais qu'un enfant de seize ans, c'était mon âge, attirât les
attentions d'un autre enfant : votre mère n'avait pas douze ans. Il me traita avec
une hauteur… Je ne le supportai pas ; nous nous battîmes.
M. VANDERK FILS. – Vous vous battîtes ?
M. VANDERK PÈRE. – Oui, mon fils.
M. VANDERK FILS. – Au pistole ?
M. VANDERK PÈRE. – Non, à l'épée. Je fus forcé de quitter4 la province : votre
mère me jura une constance qu'elle a eue toute sa vie ; je m'embarquai. Un bon
Hollandais, propriétaire du bâtiment5 sur lequel j'étais, me prit en affection.
Nous fûmes attaqués, et je lui fus utile [...]. Le bon marchand m'associa à son
commerce ; il m'offrit sa nièce et sa fortune. Je lui dis mes engagements ; il m'approuve.
Il part, il obtient le consentement des parents de votre mère [...]. Nous
nous marions ; le bon Hollandais mourut dans mes bras ; je pris, à sa prière, et
son nom et son commerce. Le ciel a béni ma fortune, je ne veux pas être plus
heureux ; je suis estimé [...]. Pour vous, mon fils, vous serez digne de moi et de
vos aïeux : j'ai déjà remis dans notre famille tous les biens que la nécessité de
servir le prince avait fait sortir des mains de nos ancêtres ; ils seront à vous, ces
biens. Et si vous pensez que j'aie fait par le commerce une tache à leur nom,
c'est à vous de l'effacer ; mais dans un siècle aussi éclairé que celui-ci, ce qui peut
procurer la noblesse n'est pas capable de l'ôter.
Navire.