MIRZA. – [M]ais dis‑moi pourquoi, Zamore, les Européens et les habitants1
ont‑ils tant d'avantages sur nous, pauvres esclaves ? Ils sont cependant faits
comme nous, nous sommes des hommes comme eux : pourquoi donc une si
grande différence de leur espèce à la nôtre ?
ZAMORE. – Cette différence est bien peu de chose ; elle n'existe que dans la
couleur ; mais les avantages qu'ils ont sur nous sont immenses. L'art2 les a mis
au-dessus de la Nature : l'instruction en a fait des dieux, et nous ne sommes
que des hommes. Ils se servent de nous dans ces climats comme ils se servent
des animaux dans les leurs. Ils sont venus dans ces contrées, se sont emparés des
terres, des fortunes des Naturels3 des îles, et ces fiers ravisseurs des propriétés
d'un peuple doux et paisible dans ses foyers, firent couler tout le sang de leurs
nobles victimes, se partagèrent entre eux leurs dépouilles sanglantes, et nous ont
faits esclaves pour récompense des richesses qu'ils ont ravies, et que nous leur
conservons. Ce sont leurs propres champs qu'ils moissonnent, semés de cadavres
d'habitants, et ces moissons sont actuellement arrosées de nos sueurs et de nos
larmes. La plupart de ces maîtres barbares nous traitent avec une cruauté qui
fait frémir la Nature. Notre espèce trop malheureuse s'est habituée à ces châtiments.
Ils se gardent bien de nous instruire. Si nos yeux venaient à s'ouvrir,
nous aurions horreur de l'état où ils nous ont réduits, et nous pourrions secouer
un joug aussi cruel que honteux ; mais est‑il en notre pouvoir de changer notre
sort ? L'homme avili4 par l'esclavage a perdu toute son énergie, et les plus abrutis
d'entre nous sont les moins malheureux. J'ai témoigné toujours le même zèle à
mon maître ; mais je me suis bien gardé de faire connaître ma façon de penser
à mes camarades. Dieu ! Détourne le présage qui menace encore ce climat,
amollis le cœur de nos tyrans, et rends à l'homme le droit qu'il a perdu dans le
sein même de la Nature.
MIRZA. – Que nous sommes à plaindre !
ZAMORE. – Peut‑être avant peu notre sort va changer. Une morale douce et
consolante a fait tomber en Europe le voile de l'erreur. Les hommes éclairés
jettent sur nous des regards attendris : nous leur devrons le retour de cette précieuse
liberté, le premier trésor de l'homme, et dont des ravisseurs cruels nous
ont privés depuis si longtemps5.
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