[Franck] absorbe son potage avec rapidité.
Bien qu'il ne se livre à aucun geste excessif, bien
qu'il tienne sa cuillère de façon convenable et avale
le liquide sans faire de bruit, il semble mettre en
œuvre, pour cette modeste besogne, une énergie et
un entrain démesurés. Il serait difficile de préciser
où, exactement, il néglige quelque règle essentielle,
sur quel point particulier il manque de discrétion.
Évitant tout défaut notable, son comportement,
néanmoins, ne passe pas inaperçu. Et,
par opposition, il oblige à constater que A…, au
contraire, vient d'achever la même opération sans
avoir l'air de bouger – mais sans attirer l'attention,
non plus, par une immobilité anormale. Il faut
un regard à son assiette vide, mais salie, pour se
convaincre qu'elle n'a pas omis de se servir.
La mémoire parvient, d'ailleurs, à reconstituer quelques mouvements de sa
main droite et de ses lèvres, quelques allées et venues de la cuillère entre l'assiette
et la bouche, qui peuvent être considérés comme significatifs.
Pour plus de sûreté encore, il suffit de lui demander si elle ne trouve pas que
le cuisinier sale trop la soupe.
« Mais non, répond-elle, il faut manger du sel pour ne pas transpirer. »
Ce qui, à la réflexion, ne prouve pas d'une manière absolue qu'elle ait goûté,
aujourd'hui, au potage.
Maintenant, le boy1 enlève les assiettes. Il devient ainsi impossible de contrôler
à nouveau les traces maculant celle de A… – ou leur absence, si elle ne s'était
pas servie. […]
Tous les deux parlent maintenant du roman que A… est en train de lire,
dont l'action se déroule en Afrique. [Franck] fait ensuite une allusion, peu claire
pour celui qui n'a même pas feuilleté le livre, à la conduite du mari. Sa phrase se
termine par « savoir la prendre » ou « savoir l'apprendre », sans qu'il soit possible
de déterminer avec certitude de qui il s'agit ou de quoi. Franck regarde A…, qui
regarde Franck. Elle lui adresse un sourire rapide, vite absorbé par la pénombre.
Elle a compris, puisqu'elle connaît l'histoire.
Non, ses traits n'ont pas bougé. Leur immobilité n'est pas si récente : les
lèvres sont restées figées depuis ses dernières paroles. Le sourire fugitif ne devait être qu'un reflet de la lampe ou l'ombre d'un papillon.
Du reste, elle n'était déjà plus tournée vers Franck à ce moment-là. Elle venait
de ramener la tête dans l'axe de la table et regardait droit devant soi, en direction
du mur nu, où une tache noirâtre marque l'emplacement du mille-pattes écrasé
la semaine dernière, au début du mois, le mois précédent peut-être, ou plus tard.