Un jongleur en enfer
Un beau jour il mourut. Cela arrive. Un démon, qui n'avait pas réussi
à trouver un chrétien pour l'enfer depuis des mois, fut trop content de
s'emparer de son âme ; il la mit sur son dos et courut la porter à Satan.
Ses compagnons avaient été plus heureux que lui. Ils ramenaient de
grosses prises : un moine, un roi, une princesse, un voleur, un évêque,
un chevalier, trois richards, tous en état de péché mortel. Satan félicite
chaudement ses rabatteurs.
« Très bon travail, les amis ! Mettez‑les tous à la chaudière… Ah !
ah ! celui‑là n'a pas l'air du même genre. Qu'est‑ce que tu es, toi ? Un
brigand, un félon ?
– J'étais jongleur, Messire. Je chantais, je dansais, je faisais des
tours… Je chanterai pour vous, si vous voulez.
– Non, on ne chante pas ici, on fait du feu, c'est tout. Tu entretiendras
la chaudière.
– Je veux bien, j'ai toujours eu froid.
– Bon, bon… »
Faute de chansons, le temps ne passait pas vite. L'éternité n'en finissait
pas de commencer.
Un beau jour pourtant, Lucifer vint trouver le jongleur. Il était inquiet,
mécontent, il manquait de personnel : tous les diables étaient dehors en même
temps ; ils disaient que les temps étaient durs : les gens arrivaient tous à se
confesser avant de mourir !…
[Satan décide de se rendre sur terre et confie les âmes damnées au jongleur. Saint
Pierre, déguisé en mendiant, se présente au jongleur et lui propose de jouer aux dés
les âmes dont il a la garde. Le jongleur ne peut résister à la tentation et perd une à
une toutes les âmes. Satan, de retour, est furieux et le chasse, l'envoyant « À Dieu ».]
Le jongleur ne se le fait pas dire deux fois. Sans dire adieu, il va à Dieu. Saint
Pierre, au paradis, lui ouvre la porte tout de suite, et les bras. Il se fait reconnaître : « Oui, c'est vrai, j'ai un peu triché, mais il fallait bien, n'est‑ce pas, tu es
d'accord ? Tu vois que tu as eu de la chance quand même. Tu n'as qu'à dire que
nous jouions à qui perd gagne. »
Il fait monter le jongleur au septième ciel. Mais avant, il lui a confisqué les
dés, qu'il avait oubliés en bas, près de la chaudière.
Voilà pourquoi, Messires, je peux vous jurer qu'encore maintenant il n'y a
pas un seul joueur en enfer, bien que l'enfer se soit de nouveau rempli depuis
mon histoire… Allez vérifier vous‑mêmes si vous ne le croyez pas. Mais faites
attention, hein, saint Pierre ne passe pas tous les jours et Lucifer se méfie maintenant.
Vous pourriez y rester.