Seigneurs, vous avez assurément
entendu conter bien des histoires : on vous
a dit de Pâris comment il ravit Hélène, et
de Tristan comme il fit le lai du Chèvrefeuil ; vous savez le dit du Lin et de la Brebis,
nombre fables et chansons de geste :
mais vous ne connaissez pas la grande
guerre, qui ne finira jamais, de Renart et
de son compère Ysengrin. Si vous voulez,
je vous dirai comment la querelle prit
naissance et, avant tout, comment vinrent
au monde les deux barons.
Un jour, j'ouvris une armoire secrète,
et j'eus le bonheur d'y trouver un livre qui traitait de la chasse. Une grande lettre
vermeille arrêta mes yeux ; c'était le commencement de la vie de Renart. Si je ne
l'avais pas lue, j'aurais pris pour un homme ivre celui qui me l'eût contée ; mais
on doit du respect à l'écriture et, vous le savez, celui qui n'a pas confiance aux
livres est en danger de mauvaise fin.
Le Livre1 nous dit donc que le bon Dieu, après avoir puni nos premiers
parents comme ils le méritaient, et dès qu'ils furent chassés du Paradis, eut pitié
de leur sort. Il mit une baguette entre les mains d'Adam et lui dit que, pour
obtenir ce qui lui conviendrait le mieux, il suffisait d'en frapper la mer. […]
Et toutes les fois qu'Adam et Ève firent usage de la baguette, de nouveaux
animaux sortirent de la mer : mais avec cette différence qu'Adam faisait naître
des bêtes apprivoisées, Ève les animaux sauvages qui, tous, comme le loup, prenaient
le chemin des bois.
Au nombre des derniers se trouva le goupil2, au poil roux, au naturel malfaisant,
à l'intelligence assez subtile pour décevoir3 toutes les bêtes du monde.
Le goupil ressemblait singulièrement à ce maître‑passé dans tous les genres de
fourberie, qu'on appelait Renart, et qui donne encore aujourd'hui son nom à
tous ceux qui font leur étude de tromper et mentir. Renart est aux hommes
ce que le goupil est aux bêtes : ils sont de même nature ; mêmes inclinations,
mêmes habitudes ; ils peuvent donc prendre le nom l'un de l'autre.
Or Renart avait pour oncle sire Ysengrin, homme de sang et de violence,
patron de tous ceux qui vivent de meurtre et de rapine4. Voilà pourquoi, dans
nos récits, le nom du loup va se confondre avec celui d'Ysengrin. […]
Et maintenant, Seigneurs, que vous connaissez Ysengrin le loup et Renart le
goupil, n'allez pas vous émerveiller de voir ici parler le goupil et le loup, comme
pouvaient le faire Ysengrin et Renart : […] Assurément, Dieu peut, et vous n'en
doutez pas, donner également la parole à toutes les autres bêtes ; il ferait même
plus encore : il déciderait un usurier5 à ouvrir par charité son escarcelle6. Cela
bien entendu, écoutez tout ce que je sais de la vie de Renart et d'Ysengrin.
Mot utilisé au Moyen Âge pour désigner un renard. C'est