Lambeaux
Un jour, il te vient le désir d'entreprendre un récit où tu
parlerais de tes
deux mères1
l'esseulée et la vaillante,
l'étouffée et la valeureuse
la jetée‑dans‑la‑fosse et la toute‑donnée.
Leurs destins ne se sont jamais croisés, mais l'une par le vide
créé, l'autre par son inlassable présence, elles n'ont cessé de t'entourer,
te protéger, te tenir dans
l'orbe2 de leur douce lumière.
Dire ce que tu leur dois. Entretenir leur mémoire. Leur
exprimer ton amour. Montrer tout ce qui d'elles est passé en toi.
Puis relater ton parcours, cette aventure de la quête de soi
dans laquelle tu as été contraint de t'engager. Tenter d'élucider
d'où t'est venu ce besoin d'écrire. Narrer les rencontres, faits et
événements qui t'ont marqué en profondeur et ont plus tard
alimenté tes écrits.
Ce récit aura pour titre
Lambeaux. Mais après en avoir
rédigé une vingtaine de pages, tu dois l'abandonner.
Il remue en toi trop de choses pour que tu puisses le poursuivre. Si tu parviens un jour à le mener à terme, il sera la preuve que tu as réussi à t'affranchir de ton histoire, à gagner ton autonomie.
Ni l'une ni l'autre de tes deux mères n'a eu accès à la parole. Du moins à cette
parole qui permet de se dire, se délivrer, se faire exister dans les mots. Parce que
ces mêmes mots se refusaient à toi et que tu ne savais pas t'exprimer, tu as dû longuement
lutter pour conquérir le langage. Et si tu as mené ce combat avec une
telle obstination, il te plaît de penser que ce fut autant pour elles que pour toi.
Tu songes de temps à autre à
Lambeaux. Tu as la vague idée qu'en l'écrivant,
tu les tireras de la tombe. Leur donneras la parole. Formuleras ce qu'elles ont
toujours tu.
Lorsqu'elles se lèvent en toi, que tu leur parles, tu vois s'avancer à leur suite
la cohorte des bâillonnés, des mutiques, des exilés des mots
ceux et celles qui ne se sont jamais remis de leur enfance
ceux et celles qui s'acharnent à se punir de n'avoir jamais été aimés
ceux et celles qui crèvent de se mépriser et se haïr
ceux et celles qui n'ont jamais pu parler parce qu'ils n'ont jamais été écoutés
ceux et celles qui ont été gravement humiliés et portent au flanc une plaie
ouverte
ceux et celles qui étouffent de ces mots rentrés pourrissant dans leur gorge
ceux et celles qui n'ont jamais pu surmonter une fondamentale détresse.