– Chef, laisse plutôt le petit Français nous prouver qu'il est bien avec
nous.
Innocent1 a souri, étonné de ne
pas avoir eu l'idée lui‑même. Il s'est approché de moi, le Zippo2 allumé à la main.
Mes tempes et mon cœur battaient à tout rompre. J'ai tourné la tête à droite, à
gauche, pour trouver de l'aide. J'ai cherché Gino et Francis dans le groupe. En
croisant leur regard, j'ai vu qu'ils portaient le même visage de mort que les autres.
Innocent a refermé ma main sur le briquet. Il m'a ordonné de le jeter. L'homme
qui était dans le taxi me regardait avec intensité. Mes oreilles bourdonnaient. Tout
devenait confus. Les jeunes du gang me bousculaient, me frappaient, hurlaient
près de mon visage. J'entendais les voix lointaines de Gino et Francis, des cris de
fauves, des salves de haine fiévreuse. Clapton parlait de Papa et d'Ana3. Je discernais difficilement ses menaces au milieu des appels au meurtre et du brouhaha
ambiant. Innocent s'est énervé, a dit que si je ne le faisais pas, il irait lui‑même
dans l'impasse s'occuper de ma famille. Je voyais l'image paisible de Papa et Ana
allongés sur le lit, devant la télévision. L'image de leur innocence, de toutes les
innocences de ce monde qui se débattaient à marcher au bord des gouffres. Et
j'avais pitié pour elles, pour moi, pour la pureté gâchée par la peur dévorante
qui transforme tout en méchanceté, en haine, en mort. En lave. Tout était flou
autour de moi, les vociférations s'amplifiaient. L'homme dans le taxi était un
cheval presque mort. S'il n'existe aucun sanctuaire sur terre, y en a‑t‑il un ailleurs ?
J'ai lancé le Zippo et la voiture a pris feu. Un immense brasier s'est élevé vers le ciel, a léché les hautes branches des kakopiers4. La fumée s'échappait par‑dessus
la cime des arbres. Les cris de l'homme déchiraient l'air. J'ai vomi sur mes chaussures, et entendu Gino et Francis me féliciter en me tapotant dans le dos. Armand
pleurait. Il pleurait encore, recroquevillé comme un fœtus dans la poussière, bien
après que tout le monde eut quitté le terrain. On s'est retrouvés seuls devant
l'épave calcinée. Le lieu était calme, presque serein. La rivière coulait en bas. Il
faisait quasiment nuit. J'ai aidé Armand à se relever. Il fallait que l'on rentre chez
nous, à l'impasse. Avant de partir, j'ai fouillé la poussière, les cendres. J'ai retrouvé
la carte d'identité de l'homme qui venait de mourir. Que j'avais tué.
Burundais tutsi âgé de 20 ans, chauffeur du père de Gabriel.
Briquet.
Arbres des régions tropicales.