Plus je fixe la fille de la photo, plus il me semble que c'est elle qui me regarde.
Est‑ce qu'elle est moi, cette fille ? Suis‑je elle ? Pour que je sois elle, il faudrait que
je sois capable de résoudre un problème de physique et une équation du
second degré
je lise le roman complet inséré dans les pages des Bonnes soirées1 toutes les
semaines
je rêve d'aller enfin en « sur‑pat »2
je sois pour le maintien de l'Algérie française3
je sente les yeux gris de ma mère me suivre partout
je n'aie lu ni Beauvoir ni Proust ni Virginia Woolf ni etc.
je m'appelle Annie Duchesne.
Bien entendu il faudrait que je ne sache rien de l'avenir, de cet été 58. Il
faudrait que je sois d'un seul coup amnésique de l'histoire de ma vie et de celle du monde.
La fille de la photo n'est pas moi mais elle n'est pas une fiction. Il n'y a personne
d'autre au monde sur qui je dispose d'un savoir aussi étendu, inépuisable,
qui me permet de dire par exemple que
elle est allée pour la photo d'identité chez le photographe de la place de la
Mairie avec sa grande copine Odile, un après‑midi des vacances de février
ses frisettes sur le front sont dues aux bigoudis qu'elle porte la nuit et que la
douceur de son regard vient de sa myopie – elle a enlevé ses lunettes aux verres
épais
elle a au coin de la lèvre gauche une cicatrice en forme de griffe – invisible
sur la photo – consécutive à une chute sur un tesson de bouteille à trois ans […].
Et ainsi de suite, à l'infini.
Personne d'autre, donc, dont ma mémoire ne soit, pour ainsi dire, autant
saturée. Et je n'ai pas d'autre mémoire que la sienne pour me représenter le
monde des années 50 […]. La fille de la photo est une étrangère qui m'a légué
sa mémoire. […]
Dans ces conditions, dois‑je fondre la fille de 58 et la femme de 2014 en un
« je » ? Ou, ce qui me paraît, non pas le plus juste – évaluation subjective – mais
le plus aventureux, dissocier la première de la seconde par l'emploi de « elle » et
de « je », pour aller le plus loin possible dans l'exposition des faits et des actes.
Et le plus cruellement possible, à la manière de ceux qu'on entend derrière une
porte parler de soi en disant « elle » ou « il » et à ce moment‑là on a l'impression
de mourir.