Il y a eu une annonce à la radio : interdit d'emporter les chats ! Je voulais
cacher ma minette dans une valise, mais il n'y avait pas moyen : elle se débattait,
griffait tout le monde. Interdit aussi d'emporter des affaires personnelles !
D'accord, je ne prendrai rien. À l'exception d'une seule chose : la porte de mon
appartement. Il m'était impossible de la laisser… […]
Notre porte... Notre talisman ! Une relique de famille. Mon père a été allongé
sur cette porte. J'ignore l'usage ailleurs, mais, chez nous, ma mère disait qu'il
fallait coucher les morts sur la porte de la maison en attendant de les mettre en
bière. J'ai passé la nuit près de mon père, allongé sur cette porte... La maison
est restée ouverte. Toute la nuit. Et sur cette même porte, il y a des marques, de
bas en haut : ma taille à différents moments de mon existence. […] Et à côté,
la croissance de mon fils et celle de ma fille. Toute notre vie était inscrite sur la
porte. Comment pouvais‑je la laisser ?
J'ai demandé de l'aide à un voisin qui avait une voiture. Il m'a fait signe
que j'étais timbré. Mais je l'ai récupérée quand même, la porte. Deux ans plus
tard... De nuit... En moto... À travers la forêt... Notre appartement avait déjà
été pillé. Nettoyé. Des miliciens me poursuivaient : « On va tirer ! On va tirer ! »
Ils me prenaient pour un voleur. Voilà comment j'ai volé la porte de ma propre
maison...
J'ai envoyé à l'hôpital ma fille et ma femme. Elles avaient des taches noires
sur le corps. Elles apparaissaient et disparaissaient. […] Mais elles n'avaient pas
mal. On leur a fait passer des examens. J'ai demandé les résultats.
On m'a répondu :
– Cela ne vous concerne pas.
– Ça concerne qui, alors ?
À l'époque, tout le monde disait que nous allions tous mourir. Que, vers l'an
2000, il n'y aurait plus de Biélorusses. Ma fille avait six ans. Elle me murmure à
l'oreille : « Papa, je veux vivre, je suis encore petite. » Et moi qui pensais qu'elle
ne comprenait pas...
Pouvez‑vous imaginer sept petites filles totalement chauves en même temps ?
Elles étaient sept dans la chambre... Non, c'est assez ! Je ne peux pas continuer !
Lorsque je raconte cela, j'ai l'impression de commettre une trahison. C'est mon
coeur qui me le dit. Parce que je dois la décrire comme une étrangère. Ses souffrances...
[…]
Nous l'avons allongée sur la porte... Sur la porte qui avait supporté mon père,
jadis. Elle est restée là jusqu'à l'arrivée du petit cercueil... Il était à peine plus grand que la boîte d'une poupée.
Je veux témoigner que ma fille est morte à cause de Tchernobyl. Et qu'on
veut nous faire oublier cela.
Nikolaï Fomitch Kalouguine, un père.