La Chartreuse de Parme
Tout à coup le maréchal des logis cria à ses hommes :
– Vous ne voyez donc pas l'Empereur, s… ! Sur‑le‑champ l'escorte cria vive
l'Empereur ! à tue‑tête. On peut penser si notre héros regarda de tous ses yeux,
mais il ne vit que des généraux qui galopaient, suivis, eux aussi, d'une escorte.
Les longues crinières pendantes que portaient à leurs casques des dragons1 de la
suite l'empêchèrent de distinguer les figures. Ainsi, je n'ai pu voir l'Empereur
sur un champ de bataille, à cause des ces maudits verres d'eau‑de‑vie2 ! Cette
réflexion le réveilla tout à fait.
On redescendit dans un chemin rempli d'eau, les chevaux voulurent boire.
– C'est donc l'Empereur qui a passé là ? dit‑il à son voisin.
– Eh certainement, celui qui n'avait pas d'habit brodé. Comment ne l'avezvous
pas vu ? lui répondit le camarade avec bienveillance. Fabrice eut grande
envie de galoper après l'escorte de l'Empereur et de s'y incorporer. Quel bonheur
de faire réellement la guerre à la suite de ce héros ! C'était pour cela qu'il était
venu en France. « J'en suis parfaitement le maître, se dit‑il, car enfin, je n'ai
d'autre raison pour faire le service que je fais, que la volonté de mon cheval qui
s'est mis à galoper pour suivre ces généraux. »
Ce qui détermina Fabrice à rester, c'est que les hussards3 ses nouveaux camarades
lui faisaient bonne mine ; il commençait à se croire l'ami intime de tous
les soldats avec lesquels il galopait depuis quelques heures. Il voyait entre eux et
lui cette noble amitié du Tasse4 et de l'Arioste4. […]
Le soleil était déjà fort bas, et il allait se coucher lorsque l'escorte, sortant
d'un chemin creux, monta une petite pente de trois ou quatre pieds pour entrer
dans une terre labourée. Fabrice entendit un petit bruit singulier tout près de
lui ; il tourna la tête, quatre hommes étaient tombés avec leurs chevaux ; le général
lui‑même avait été renversé, mais il se relevait tout couvert de sang. Fabrice
regardait les hussards jetés par terre : trois faisaient encore quelques mouvements
convulsifs, le quatrième criait : Tirez‑moi de dessous. Le maréchal des logis et
deux ou trois hommes avaient mis pied à terre pour secourir le général qui,
s'appuyant sur son aide de camp, essayait de faire quelques pas ; il cherchait à
s'éloigner de son cheval qui se débattait renversé par terre, et lançait des coups
de pied furibonds.
Le maréchal des logis s'approcha de Fabrice. À ce moment, notre héros
entendit dire derrière lui et tout près de son oreille : C'est le seul qui puisse
encore galoper. Il se sentit saisir les pieds ; on les élevait en même temps qu'on
lui soutenait le corps par‑dessous les bras ; on le fit passer par‑dessus la croupe
de son cheval, puis on le laissa glisser jusqu'à terre, où il tomba assis.
Afin d'être accepté par les soldats auxquels il s'est joint, Fabrice leur a offert de l'alcool
et en a bu lui‑même.
Militaires.
Poètes épiques de la Renaissance italienne.